San Sebastian Jour 1 : beau départ aux côtés de Trueba et Manivel

Journal de bord | Festival San Sebastian – Jour 1

Il est 22 heures à la Gare routière de Bercy quand je m’installe dans le bus, étonné de pouvoir y entrer quinze minutes avant mon départ. Un rang derrière le fond, je suis heureux d’être sans voisin… un bonheur qui ne durera que quelques minutes. Alors que les tours défilent et que Paris commence à s’éloigner, je regrette. 12 heures de bus pour aller voir des films en espagnol et parfois sans sous-titres ??? Être cinéphile est trop dur pour moi, je jette l’éponge ! Coincé entre une vitre que je ne peux briser de mes propres mains et une personne à ma gauche, plongée dans une drôle de vidéo YouTube, il ne me reste plus qu’un choix : reprendre mes esprits, ouvrir mon ordinateur, lancer le septième épisode des Vampires de Louis Feuillade jusqu’à trouver le sommeil, et me réveiller à San Sebastian en Espagne, demain à 9h55.

« Dormir »

C’est un grand mot, mais lorsque je sors de mon moyen de locomotion à 9h20, avec trente-cinq minutes d’avance donc, je ne peux pas dire que je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Dans ce genre de considérations stériles, le seul juge sera le dodo, qui s’invitera bien à une séance ou à une autre. Tout cela, ce n’est pas pour tout de suite : je dois récupérer mon accréditation, charger mon téléphone, déposer mon sac à l’hôtel et trouver le lieu de ma première séance, tout cela avant qu’elle ne démarre, à midi pétante. Quelques surprises survenues entre 9h20 et midi pétante :

  1. La 4G semble non surtaxée en Europe. Merci l’Union Européenne ? J’en sais rien, je suis trop stressé pour y réfléchir, et plus en fac de droit pour argumenter sur ce débat.
  2. On m’a offert un bonnet de bain « La Perla » pour profiter du Spa sur la côte, pour une cinquantaine d’euros plutôt qu’une centaine… Peut-être trouverai-je un meilleur usage pour ce vêtement, moi qui perds mes cheveux ?
  3. San Sebastian et Cannes semblent avoir été développées par le même codeur : je fais le même trajet qu’en 2021 pour aller de mon lit au cinéma, en longeant toute la côte de la droite jusqu’au bout de la gauche !
  4. Oh bah Albert Serra, qu’est-ce que tu fous là ?? On s’engage sur le même passage piéton, je me rappelle qu’il anime une masterclass dans une salle voisine à celle où je me rends, me demande s’il se rappelle de moi et suis coupé net par Albert, en train d’engueuler quelqu’un au téléphone, en espagnol. J’ai l’impression qu’il travaille pour une mafia, mais je pense que je surinterprète.
  5. Ma première séance a lieu à la « Tabakalera », une ancienne usine à tabac reconvertie en centre d’art contemporain. Je n’ai pas le temps de visiter ce superbe bâtiment (dommage), mais les premiers films m’attendent..!

Two of Us (Kohei Igarashi) + Oyu (Atsushi Hirai)

Deux courts métrages produits par MLD Films étaient présentés avant le nouveau film de Damien Manivel, qui se trouve justement être le « general manager » de MLD. Les deux ont en commun de se dérouler au Japon, et de démarrer dans un onsen, lieu hautement cinématographique et rarement mis en scène du fait de la nudité de toutes les personnes qui s’y rendent.

Two of Us de Kohei Igarashi (© DR)

Two of Us suit deux copains qui se relaxent dans les bains dans un premier temps, avant de nous dévoiler qu’ils étaient partis ensemble en week-end. C’est un court métrage classique, de ceux qui font du mal au format et qui contribuent à ce que l’on pense qu’il est impossible d’être ambitieux en peu de temps. Que voit-on des onsen ? Rien. Que voit-on de l’amitié qui s’effrite au cours d’un week-end ? Rien. Que voit-on de la vie cachée de l’un et qui lui permet d’afficher son style ostentatoire au second ? Rien non plus. C’est un court métrage classique, de ceux qui ne sont pas faits pour eux-mêmes mais pour conduire au long métrage. En espérant que le premier long ne soit pas, lui aussi, une carte de visite insipide censée faciliter la production du deuxième, troisième, quatrième et cent-vingt-quatrième…

Pour le cas d’Oyu, c’est un peu plus complexe. Ici, on voit. À travers la buée, on voit les habitudes, on voit les pratiques du bain japonais : récupérer le seau et le shampoing, s’asseoir et se laver, écouter malgré soi la conversation des voisins, éprouver la nudité, la sienne et celle du voisin… Et puis enfin, se baigner et se détendre. On voit tout cela et c’est franchement agréable (relaxant pour le spectateur également ?) de suivre un film sans horizon ni enjeux scénaristiques. Oyu réussit plutôt son pari en documentant son sujet par ses plans du bain, et surtout sans tendre vers un regard de documentariste pour autant. La preuve : la chute d’une vieille dame et le rangement du carton à la fin du film essaient de nous émouvoir. Ils apparaissent surtout comme un rappel à l’ordre fictionnel dont on se serait bien passé.

Oyu d’Atsushi Hirai (© MLD Films)

L’île de Damien Manivel

Quand L’île démarre, il est normal d’avoir peur (images éculées de jeunes fêtards sur un bord de plage) et de craindre le pire (voix off qui assène la situation). Rosa passe sa dernière nuit d’été en France, avant de s’envoler pour le Canada où elle ira poursuivre ses études de danse. Elle célèbre donc la fin de son cycle adolescent avec ses amis sur l’île, surnom qu’ils donnent à un rocher sur une plage près de chez eux. Le film porte en lui une curiosité. Un mystère. À partir de quand a-t-il basculé, et nous avec ? Soudainement, ces images qui renvoyaient à un imaginaire épuisé et des enjeux sociaux sur-traités (jalousie, regret, peur du grand vide de la vie d’adulte…), s’aventurent au-delà de tout ça. La musique, faite de grandes nappes qui ne sont pas sans lien avec l’art contemporain, ouvre les portes de ce nouveau territoire de jeu et de cinéma. Les images se répètent, on nous martèle la jeunesse sur cette plage la nuit, et puis l’on tombe ailleurs que dans un lieu commun. 

L’île de Damien Manivel (© Météore Films)

Tout à coup, le récit se fait l’accueil de séquences de répétition du cinéaste avec ses interprètes, dans une salle dédiée. La multiplication jusqu’à l’épuisement des clichés adolescents se mute en une force nouvelle, capable d’assemblages nouveaux. Sa manière de voler la cigarette de Rosa, sa façon de l’étreindre, l’explosion de leur colère envers Rosa quand elle s’en va… toutes ces scènes classiques surprennent car leur répétition puis juxtaposition crée un sentiment nouveau : est-ce le film qui s’invite sur les platebandes du documentaire ou bien le contraire ? Ces jeunes qui faisaient la fête pour célébrer la fin du lycée se dédoublent et incarnent alors une troupe. Une troupe qui joue ensemble tant qu’elle le peut, et qui repousse le moment fatidique de la fin du tournage. Le design sonore fait office de liant à l’expérimentation de mélange que propose Manivel, et permet ainsi à L’île de transcender son sujet, de dépasser la simple trouvaille et de faire de tout élément survenu au cours du tournage un nouveau nerf du film. Lorsque le casting joue plutôt mal, quand Rosa ne comprend pas vraiment les indications scéniques, ces différentes maladresses de jeu essaient de faire décupler la puissance du collectif (pour un résultat aléatoire certes), et le ramènent peut-être à sa source : faire du cinéma, cela doit d’abord être un moment égoïste, un éden que l’on maquille en travail.

They Shot the Piano Player de Fernando Trueba et Javier Mariscal

They Shot the Piano Player de Fernando Trueba et Javier Mariscal (© Les Films d’Ici)

Ça commence par une conférence dans une librairie new-yorkaise. Le flash-back racontera la genèse du livre qui y est présenté, celui d’un journaliste parti sur les traces de Francisco Tenório Jr, un pionnier de la musique brésilienne des années 1970 dont tout le milieu se rappelle mais dont il ne reste aucune trace officielle. Musical, le film l’est par son sujet. Sonore, il le devient par son recours à l’animation, le meilleur moyen de mettre en scène ces quelques sources récupérées ici ou là, dénuées d’images pour les accompagner. Dans un style d’animation étonnant et assumé, tout ce petit monde prend vie aux quatre coins de l’Amérique, à la recherche d’explications pour faire le lien entre les quelques éléments biographiques à disposition.

Était-ce un assassinat ? La thèse du complot politique est rapidement proposée, l’Opération Condor citée. L’Histoire comme dernière explication plausible à l’histoire de Tenório… La réussite du film tient à cette frénésie contagieuse qui anime le journaliste musical : découvrir un sujet étrangement sous-traité, s’engouffrer dans le fait-divers, vouloir tout savoir, tout comprendre, ne penser plus qu’à ça, devenir expert en une question que nous ne connaissions pas quelques semaines auparavant. Ambitieux emportement donc, mais qui ne réussit pas tout à fait à satisfaire car, la multiplication des lieux (Brésil, Argentine, New York…) et des références (Léaud à la fin des 400 coups, Seberg et Belmondo dans À bout de souffle, parce que pourquoi pas) finit par épuiser et perdre de vue la simplicité de l’excitation dont partait l’enquête.

Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado

Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado (© Salzgeber & Co. Medien GmbH)

Qu’il est difficile et courageux de passer après deux chefs-d’œuvres ! En 1928, Virginia Woolf publie Orlando, une biographie rêvée dans laquelle un noble anglais traverse les siècles et rencontre les grandes figures du roman national, avec la particularité de changer de sexe à la suite d’une semaine de sommeil ininterrompu. En 1992, Sally Potter adapte le film en donnant le rôle principal à Tilda Swinton. Sur l’écran apparaissait alors l’une des pierres angulaires du cinéma queer : un film qui ne se justifie de rien et n’a de comptes à rendre à personne. Un film incandescent et brûlant qui fit de Swinton une icône et de Jimmy Somerville un ange aux ailes d’or, se concluant sur une scène magnifique de poésie ou père/mère et enfant se transmettent leur histoire (leur image), capturée par une caméra vidéo, premier et nouvel outil de transmission des récits individuels. C’était le rêve d’une histoire alternative qu’il serait enfin possible de figer en toute indépendance.

Mais que faire après cela ? Comment poursuivre Orlando ? Le cinéaste propose avec cette biographie politique un film à la croisée des genres : dans le creux des entretiens face caméra des participant.es, se tisse une adaptation sournoise et littérale du texte originel. C’est l’occasion pour Preciado de casser les codes pour créer de nouvelles images, telle un Orlando moderne se rendant dans une armurerie parisienne pour acheter une arme médiévale. Mais en questionnant frontalement la nature de son projet d’adaptation, le film tourne en rond, s’auto-réfléchit, s’auto-théorise, et finit par se couper de sa matière fictionnelle première. Il n’en reste que des scènes-touchantes-et-nécessaires-pour-la-société, juxtaposées à des scènes-poétiques-et-d’une-autre-nature à la limite du grotesques (malaise forestier quand une des personnes interviewées se met à embrasser langoureusement un arbre). Perdant de vue la fiction, aveuglé par son militantisme, le film rate complètement son pari et passe même pour pauvre visuellement (pauvre, pas kitsch, pauvre) dans ses tentatives de scènes musicales ou de décors en studio dont on se serait bien passé.

Rosalie de Stéphanie Di Giusto

Rosalie de Stéphanie Di Giusto (© Trésor Films / Gaumont / Artémis Production)

Film sujet : film qui n’existe que pour son sujet, à savoir le nœud scénaristique qu’un producteur a pitché à un financeur en moins de 100 secondes, dans l’espoir de lui soutirer quelques millions. Le film sujet n’a qu’un sujet : chaque scène, réplique, plan, idée, respiration, grain de poussière, atome, etc., doit faire progresser le sujet, l’amener là où l’on attend, c’est-à-dire l’émotion putassière.

Film sujet financé par Gaumont : film qui n’existe que pour son sujet (un sujet de son temps : une femme discriminée et violentée pour sa pilosité abondante), porté par deux interprètes césarisés l’an passé (Magimel pour le meilleur acteur ; Tereszkiewicz pour le meilleur espoir féminin), dans une reconstitution française d’époque (1870, le retour de la guerre contre les allemands).

Tout dans le film, renvoie à la pilosité du personnage, qu’on s’amuse à nous montrer dans un premier temps, puis à exhiber avec outrance jusqu’en faire un outil de self-empowerment. La belle est aussi la bête, et une fois que cela est dit, que reste-t-il à dire ? Rien malheureusement, car le film ne développe rien de plus, ne s’intéresse pas à ses personnages, ne regarde rien d’autre que son nombril (velu).

Il est 1h du matin passée, le repos semble mérité. À suivre.