Conflit larvé

Critique | Imago de Déni Oumar Pitsaev, 2025 | Semaine de la Critique


Au cours d’une conversation en forêt avec son père qu’il n’avait pas vu depuis des années, Déni-Oumar lui explique que l’imago est le stade de développement d’une larve adulte, juste avant la mue, et que si elle ne réussit pas à se transformer, toute sa descendance sera bloquée dans un état larvaire. La caméra s’attarde alors sur les mains des deux hommes, ayant respectivement atteint la quarantaine et la septantaine, qui jouent nerveusement avec des branches comme des enfants qui ne savent plus où se mettre lorsque la discussion se fait difficile, lorsque les tabous d’une relation douloureusement vécue refont surface. Peut-être leur faudrait-il un endroit pour pleurer, comme la bibliothèque qu’un cousin a conçue comme telle dans sa maison, loin des regards. Car c’est bien évidemment le regard des autres qui construit et renforce le système social viriliste tchétchenne depuis l’intérieur de la famille en particulier (dans cette relation père-fils, notamment), puis de la communauté en général (l’injonction à faire famille, à se reproduire, à créer une maisonnée), et empêche de « sortir du lot » et de son lotissement.

D’enfants, il en était question dans la séquence précédente, alors que tous les proches de Déni étaient réunis sur le terrain vierge acheté pour lui par sa mère en Pankissi (région géorgienne proche de la Tchétchénie, dont le réalisateur est originaire). Voyage autobiographique dans une terre qu’il n’a jamais connue mais dans laquelle sa famille éloignée l’accueille comme s’il était l’enfant de cette contrée, il s’agit pour le réalisateur de venir découvrir le lieu où tout le monde attend de lui qu’il batisse sa future maison pour sa future femme et son futur fils, comme son cousin Daoud. Ce qui travaille le peuple tchétchenne dans le film (premier film de ce peuple présenté à Cannes au travers une co-production internationale) est la question de la trace qu’on laisse, en réaction au trauma d’une guerre qui les a exilés. Bâtir sur une terre et fonder une famille (en moyenne 4-5 enfants par famille selon Daoud) est le moyen conventionnel qui, selon son père, « donne sens » à une vie alors même que celui-ci n’a jamais essayé de retrouver sa femme et son fils après leur départ. Faites ce que je dis, pas ce que je fais. Déni, lui, choisit de faire un film et de recueillir les mots qui lui ont toujours manqué pour se construire un souvenir de son père qui ne soit pas une illusion idéalisée née de l’absence, d’une trace effacée.

Le film réussit à dépasser l’egotrip thérapeutique et la petite histoire de famille par l’apparition directe de son réalisateur dans l’image, cadré par une tierce personne qui détermine lui-même ce qu’il veut montrer des discussions structurant le film (Déni a-t-il laissé la métamorphose de l’imago-film aux soins de ses monteurs ?) : des paysages, un enfant qui boit, des sourires contrits de femmes qui débattent entre elles de ce qu’est la liberté et de si elles l’ont été dans leur vie. En décentrant le point de vue, le spectateur entend mieux toutes les prises de positions qui sont revendiquées, n’adopte pas uniquement le regard surplombant du réalisateur et le voit pour ce qu’il est, un enfant blessé qui parle depuis sa souffrance, depuis le trauma de son peuple. À l’image de son père. Et peut-être un jour de son fils.


Imago de Déni Oumar Pitsaev, prochainement en salles