Critique | L’Effacement, Karim Moussaoui, 2025
Il arrive que certains films, à peine achevés, soient déjà en train de disparaître. Non pas que leur trace s’efface — ils persistent, diffus, instables, presque flottants — mais parce qu’ils avancent dans un régime d’images qui refuse le surplomb, les grandes explications, les cadres fixes, et qui n’a pas besoin d’une appartenance nationale bien bordée pour exister. L’Effacement, dernier film de Karim Moussaoui, appartient à cette famille de films silencieux, sans bords nets, qui semblent s’excuser d’exister tout en nous laissant, à chaque plan, devant un monde.
Et si l’on voulait résumer l’enjeu de ce cinéma, on pourrait dire qu’il ne vise ni le politique, ni le social, ni le manifeste, mais le corps — ce corps filmé dans sa distance au monde, ce corps qui ne sait pas s’il a été invité à vivre. Le troisième film de Moussaoui s’ancre dans une Algérie contemporaine qui n’est pas filmée comme un territoire mais comme une matière diffuse, une présence vacillante, une zone trouble où les contours d’un pays se sont effacés en même temps que ceux de l’identité.
L’acoustique du non
Dès les premières séquences, on comprend que rien ne viendra rassurer. L’Algérie n’est pas nommée, elle est filtrée, réduite à des sensations, des absences, des murs trop propres, des visages sans pays. Réda, filmé avec une attention quasi entomologique, est ce genre de figure qu’on relègue d’ordinaire au second plan : il ne parle pas, ne brille pas, n’avance pas. Il consent, se courbe, attend. Mais dans cette inaction se loge une force inverse, une forme de résistance douce, celle d’un homme qui refuse d’endosser le costume qu’on a cousu pour lui. Il ne s’affirme pas, mais il ne cède plus.
Ce silence n’est pas une carence. C’est une acoustique. Il fait résonner le monde autour de lui, ses injonctions, ses rôles, ses pactes invisibles. Dans ce silence, quelque chose dit non. Ce n’est pas un cri, c’est un effacement. Et cet effacement devient, scène après scène, une stratégie d’apparition différée.
C’est l’histoire de Réda, un jeune homme absorbé par la mécanique invisible d’une société à laquelle il n’adhère plus, cadre dans une entreprise d’hydrocarbures — la Sonapeg — où l’a placé son père, ce père omniprésent, monumental et cependant déjà lointain. Il vit chez ses parents, dans un quartier bourgeois, dans une existence entièrement réglée par les volontés paternelles : emploi imposé, avenir verrouillé, décisions personnelles confisquées. Un matin, son reflet disparaît du miroir. Ce motif à la lisière du fantastique, mais traité comme un simple événement mental, vient du roman éponyme de Samir Toumi, publié en 2016 aux éditions Barzakh, dont Moussaoui s’empare non pour l’adapter, mais pour le traverser, le retourner, le dilater dans une forme de cinéma qui préfère aux nœuds narratifs l’exploration lente d’un effondrement intime.
Cette disparition du reflet, filmée sans effets, agit comme une faille silencieuse, une irruption de l’absurde dans la routine. Pour Réda, ce n’est pas un effet magique mais une perte réelle, au même titre que la mort du père : un effacement qui agit comme un choc muet, et dont il ne saisit pas immédiatement la portée. Il n’y a pas de bascule visible. Juste une désorientation, profonde, irrévocable.
L’homme sans cap
Il ne s’agit pas de raconter une histoire, mais de filmer une disparition, en laissant affleurer une inquiétude plus intime : celle du lien brisé entre générations, du poids hérité et jamais digéré. Le père n’est plus là, mais sa domination, elle, persiste. Loin de libérer Réda, son absence précipite une crise. Le fils ne sait pas vivre sans les injonctions de ce père autoritaire. Il obéissait par besoin d’amour, par fidélité invisible, et se retrouve, soudain, face à une liberté qu’il n’a jamais apprise à habiter. Il ne sait pas encore aimer, choisir, ni même marcher seul.
Les repères tombent, un à un. Le frère aîné s’est éclipsé — pas vraiment fugué, pas exilé non plus, juste… parti. La maison se vide dans un silence trop net. Et avec elle, c’est tout un axe qui s’efface, une ligne de vie qui se dérobe sans drame apparent. Réda, lui, reste. Il piétine dans ce vide. À tâtons, il cherche quelque chose. Pas un sens, pas encore. Peut-être juste une sensation qui viendrait de lui, pour une fois. Quelque chose d’indécis, mais à lui. Le film devient alors le récit d’une réappropriation lente, celle du droit de vivre sa propre vie.
Le récit épouse une trajectoire plus resserrée que les films précédents du cinéaste : on suit un seul personnage, du début à la fin, dans une continuité qui dissimule des secousses intérieures. Certaines séquences, comme cette fugue dans le Sud, contrastent avec le roman, qui situait cette échappée à Oran. Ici, c’est l’aridité d’un désert sans repères qui sert de décor à la dérive de Réda. D’autres scènes, entièrement créées pour le film, imposent une torsion plus brutale au récit : l’épisode militaire, inattendu, sert de révélateur à la violence latente du personnage. Dans un camp, loin de chez lui, Réda se découvre capable de nuire — non par conviction, mais comme s’il testait, pour la première fois, les limites de sa propre inertie. Une fissure ouverte sur un trop-plein muet.
Le film avance par éclats. Une caserne aux allures anonymes. Un bureau imposé dans une entreprise d’État, où l’on vous rappelle que vous ne servez à rien. Une ville du Sud, filmée en Tunisie, aride et étrangère. Marseille, point de fuite sans promesse, décor emprunté à certains quartiers d’Alger par défaut. Aucun de ces lieux ne sert une progression dramatique au sens classique. Tous tracent les contours d’un espace mental disloqué, celui d’un homme en crise, privé de sens, en dérive intérieure.
Malika ou l’interstice
Et puis il y a Malika. Elle n’est ni résolution ni déclencheur. Elle est une respiration. Une figure libre, étrangement détachée du monde de contraintes qui enserre Réda. Elle ne cherche pas à le sauver. Elle existe, simplement, et par cette existence, rappelle à Réda ce que pourrait être une vie. Elle n’est engagée auprès de personne, libre d’attaches comme de promesses, ce qui confère à sa présence une autonomie rare dans un monde saturé de rôles assignés. Leur rencontre, fugace, brise pour un instant la mécanique du silence : elle voit en lui ce que d’autres ignorent, une douleur ancienne et mal formulée. Mais cette échappée ne dure pas. Elle laisse un sillage, pas une solution.
Mais avant cette image du miroir, il y eut un livre. Une lecture, fondatrice. Celle d’un jeune homme empêché d’exister par une figure paternelle dont la puissance n’a d’égale que son effacement. Un père tout-puissant mais toujours de biais, comme les images que construit Moussaoui — jamais frontales, jamais didactiques. Cette lecture a éveillé un désir de cinéma, mais pas pour illustrer une trame : pour faire résonner cette opacité dans le plan, pour prolonger par l’image ce qui, dans le roman, restait suspendu dans le regard d’un fils.
Moussaoui y a vu un homme qui n’a jamais su trouver sa place, ni dans sa famille, ni dans la société. Il s’est emparé de cette figure passive et soumise, non pour en faire un portrait psychologique, mais pour en explorer le mouvement intérieur.
L’Algérie de biais
Dès son tout premier film, le court-métrage Petit déjeuner (2003), tout était déjà là : dans une salle à manger, un homme fait des ronds de fumée, indifférent à la tristesse de sa femme en face de lui. Une scène simple, mais saisissante, où l’indifférence d’un geste quotidien révèle une solitude profonde. Peut-être que tout le cinéma de Moussaoui en devenir était contenu dans ce moment : une attention aux silences, aux gestes non partagés, à ce qui échappe à la parole mais pèse sur l’image.
Avec Les Jours d’avant (2013), ce sont alors des adolescents dans l’Algérie des années 1990, prisonniers d’un présent figé. Puis En attendant les hirondelles (2017), Moussaoui explore une Algérie éclatée, en coupe transversale, enchaînant récits et destins dans un film choral maîtrisé mais comme désaccordé, où l’envie de montrer son pays devient peut-être un frein, un désir de trop. Quelque chose se heurte, se bloque. Le regard est trop proche. Le film bute sur une matière qui se dérobe. Par contre, quelque chose se déplace — comme si, pour mieux voir, il fallait détourner le regard, changer de focale, de territoire, de langue. Quitter le visible pour filmer l’écart.
L’Algérie, ici, est un pays qu’il faut regarder de biais. Il n’est plus possible de le filmer frontalement. Moussaoui l’a compris. Le tournage a dû être délocalisé. Tunis, Marseille. L’Algérie devient une absence. Mais cette absence est féconde. Elle oblige à inventer. Elle fait du territoire un fantôme ; et du film, un geste spectral. La séquence du miroir le dit mieux que toutes les autres. Réda regarde, mais il ne s’y voit plus.. Ce n’est pas un effet. C’est une ontologie. Le cinéma ne peut plus refléter. Il ne peut que déplacer. Il ne peut que faire advenir, dans le creux d’une image, quelque chose de l’ordre du visage.
Ce que j’ai vu, ce que je n’ai pas dit
L’Effacement ne reconstruit pas. Il désorganise. Il ne croit pas au récit, mais à la ligne. Il suit un souffle. Celui d’un homme en train de disparaître. Celui d’un pays en train de se dissocier. Il suit un film qui refuse le spectaculaire, mais qui touche parfois à une grâce troublante. Parce qu’il ose ne pas combler, suspendre.
Il y a une génération, aujourd’hui, en Algérie, qui ne filme plus pour répondre. Qui filme pour ne pas oublier. Des cinéastes qui ont grandi sans industrie de cinéma, ou presque, mais qui ont trouvé dans le ciné-club, dans les copies abîmées, dans les VHS, un rapport tactile à l’image. Moussaoui est de ceux-là. Pas un héritier, un survivant. Quelqu’un qui filme sans le savoir, et qui filme d’autant mieux qu’il ne s’impose rien. L’Effacement est un film sans alibi. Il ne dit pas : voilà ce qu’il faut penser. Il dit : voilà ce que j’ai vu. Voilà ce que je n’ai pas pu dire. Voilà ce que j’ai laissé advenir. C’est peut-être cela, la politique d’un film : ne pas chercher à convaincre, faire apparaître. Même brièvement. Même dans le silence. Même sans reflet.
Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, la seule forme encore possible de résistance.