Comment bien choisir son dixième de top 10

Comment bien choisir son dixième de top 10

Ou le choix crucial, non pas du « dernier de la liste », mais de celui qui l’ouvre, la teinte, la réoriente suivant votre approche poétique du monde.

Franchement, on n’aimerait pas être à la place des dix films de votre Top Ten. Ce n’est pas que vous ayez mauvais goût, non. Au contraire, même. Vous avez apprécié Miséricorde et trouvé les arguments pour débattre autour de La zone d’intérêt ou du Mal n’existe pas, qui ne font pas toujours l’unanimité dans votre cercle cinéphile. Si on se permet donc d’emblée d’émettre des réserves sur votre top, c’est que, par essence, ce genre d’exercice ne crée que des mécontents. 

Mettez-vous cinq minutes à la place des films que vous avez choisis. Le numéro un est ravi de se retrouver au sommet, mais si ça se trouve il figure en tête de quantité d’autres top et va peut-être commencer à se sentir blasé d’un tel enchaînement de victoires. Les numéros deux et trois ne vont pas publiquement déprécier leur argent et bronze, mais intérieurement, ils ragent déjà d’être passés si près de la médaille d’or. Par effet cascade, le quatrième se maudit d’avoir raté le podium. A la limite, le cinquième est le seul à s’estimer heureux de figurer dans la première moitié du classement. Quant aux sixième, septième, huitième et neuvième, ils se demandent déjà qui se souviendra encore d’une « deuxième moitié de top » (allez-y, nommez-moi sans aucune aide extérieure, les 6, 7, 8, 9 de vos tops 2023, 2022 et 2019). A ce régime-là, le dixième aurait tous les raisons d’accumuler les motifs de ressentiment, mais comme dans certaines familles nombreuses, il sait faire de sa place de « petit dernier » une position privilégiée.

Une signature et une pirouette

Le dixième sait qu’il clôture votre top, et que derrière lui, il n’y a plus rien. Il n’est pas seulement la dernière ligne de votre palmarès, mais la dernière note de votre composition, votre signature, votre pirouette, le dernier mot, le dernier regard ou le dernier sourire que l’on s’échange avant de se dire au revoir.

En cela, il est la touche la plus personnelle de votre sélection. Car de votre top, on ne retiendra en général que deux lignes : la première et la dixième. Comme déjà dit, il y a de fortes chances que le premier soit partagé par d’autres, mais n’allez pas faire cette imprudence avec le dixième. Considérez le dixième comme la coqueluche de votre top. Confiez cette place privilégiée à un titre que vous êtes le seul (ou pensez être le seul) à placer aussi haut. Votre dixième n’est pas là pour fermer la marche. Au contraire, il la dote d’une ouverture, voire d’un contre-pied. Le dixième peut être le représentant d’un genre moins considéré (horreur, anime, comédie potache) ou un objet aux conditions de fabrication singulières (documentaire sauvé des limbes, confession autoproduite).

Bref, le parfait dixième est une œuvre plus ou moins hors circuit qui se retrouve ravie d’y être (ré)intégrée. Le parfait dixième, c’est celui qui est le plus content d’être invité à la fête alors qu’il ne s’y attendait pas. Une telle place ne peut qu’attirer les convoitises. Pour un tel strapontin, il peut bien y avoir une dizaine de prétendants.  

Le parfait dixième

Petit passage, évidemment totalement subjectif, de dix films aux potentiels de « parfaits dixièmes de top 10 » (PDDTD) pour cette année 2024 et plus largement des différentes  typologies de PDDTD.

Tout d’abord, le « film fraîcheur », petit objet charmant signé d’un parfait inconnu sur lequel on miserait bien une petite pièce pour l’avenir. Riddle of Fire de Weston Razooli avec son horizon adolescent assumé : Amblin croise le jeu vidéo, au grand air pendant l’heure du goûter. En élargissant aux cinéastes émergents-mais-déjà-remarqués, mentionnons Here de Bas Devos (portrait sensible d’âmes errantes bruxelloises, et d’âme même de la ville via ses interstices urbains) et Noël à Miller’s Point de Tyler Taormina, faux film choral et vrai kaléidoscope d’impressions d’enfance. Enfin, la première réalisation de Laetitia Dosch, Le procès du chien, est une fable savoureuse et extravagante, qui prolonge sa démarche d’actrice.  

Ensuite, « l’ovni inclassable », film-hybride, mix de fiction et documentaire, voire installation. Trois prétendants pour cette année : Il fait nuit en Amérique d’Ana Vaz, exploration de la présence animale à Brasilia ; Camping du lac d’Eléonore Saintagnan, conte et légende contemporain sur les rives d’un lac morbihannais ; et Fotogenico de Marcia Romano et Benoît Sabatier, balade punk-rock dans un Marseille de bric, de broc, de couleurs et de sons. Trois films très différents les uns des autres, mais dont le point commun réside dans l’exploration plastique d’un « génie du lieu ». 

« Le film-hapax », celui qui ne ressemble à aucun autre, né de circonstances particulières et qui n’appelle pas de (pour)suite. Hundred of Beavers de Mike Cheslik est certes très référencé (de Buster Keaton à Guy Maddin), mais ce croisement entre les situations du burlesque primitif et les codes du jeu vidéo reste un pur prototype artisanal, hors mode, retrouvant même une certaine innocence en flirtant paradoxalement avec l’objet post-post-post-moderne. Dans un tout autre registre, Relaxe d’Audrey Ginestet est un film de témoin privilégié, puisque nous faisant assister à la préparation de la défense du «groupe de Tarnac» avant son procès. Au-delà de l’intérêt à se tenir au plus près d’une page de l’actualité politique récente, le film invente un dispositif théâtral de « répétition judiciaire » rappelant le cinéma de Rivette.

Enfin, la bonne surprise du « film dont on n’attendait rien ». Dans le cas de Trap de M. Night Shyamalan, c’est même le cinéaste dont on n’attendait plus rien depuis longtemps, et qui nous offre une petite série B-jeu de piste, ludique jusque dans ses nombreuses aberrations narratives. Mais rien que pour sa façon de faire passer le plaisir avant la quête de maîtrise et de vraisemblance, nous réintégrons ce vieux routier dans ce peloton de promesses.

Voilà dix exemples, mais vous-même pouvez en trouver dix autres. Quelle que soit la qualité de l’année cinéma (et celle de 2024 est assez moyenne), il y aura toujours l’embarras du choix pour cette place enviée de dixième. 

La lutte pour le dixième de top 10 est un concours à l’intérieur du top 10. Savoureux paradoxe, quand le dixième de top 10 ne joue pas la compétition. Il laisse ça à tous les films « bêtes de festival » prêts à s’écharper de top en top, de revue en revue, de posts en posts. Le dixième de top 10 n’aura sa place au soleil que dans un seul top (le vôtre) et il la chérira. En retour, il pourra(it) vous chérir aussi, mais le dixième de top 10 n’a pas l’esprit aux calculs politiciens et renvois d’ascenseur. Le dixième de top 10 est le titre plus décontracté de votre tableau d’honneur. C’est le moins obsédé par les notes et les classements. Le dixième de top 10, c’est votre camarade, copain, copine de collège ou de lycée qui avait l’esprit le moins scolaire que vous ayez croisé. Jamais stressé, il s’en sortait toujours très bien. Ni cancre, ni rebelle, encore moins avide de récompenses, le dixième de top 10 a un rapport poétique et décontracté à la reconnaissance. 

Se pose alors la question du devenir du dixième de top 10. Doit-il considérer sa place comme un aboutissement ou un encouragement ? Doit-il viser plus haut : top 5 pour le prochain film et pourquoi médaille d’or dans deux, trois ou quatre films ? Ou, au contraire, doit-il consolider sa position de mascotte, chérir sa place à part, sans chercher à la faire fructifier ?

Deux dixièmes de tous les temps

Délicat dilemme. Plutôt que d’apporter une réponse, permettons-nous d’élargir encore le débat. Existe-t-il de parfaits « dixièmes de top 10 » de tous les temps ? Si le dixième de top10 de l’année ouvre déjà la porte aux propositions les plus subjectives qui soient, cette possibilité est donc multipliée par 129 (le nombre d’années depuis 1895) en élargissant le petit jeu du top à l’Histoire du cinéma. Entrons joyeusement dans la brèche, en proposant deux titres dont on est à peu près certains d’être les seuls à les faire rentrer dans un tel panthéon : Il était une fois un merle chanteur (Otar Iosseliani 1970) et Slacker (Richard Linklater 1990). Deux films de «glandeurs géniaux», deux films-manifestes de leur propre désinvolture, deux films de pur contre-pied, en apparence désinvoltes mais paradoxalement à l’écriture très précise et affutée. 

Guia, le «merle chanteur» d’Iosseliani est le mauvais élève de l’orchestre de Tbilissi. Percussionniste toujours en retard à ses rendez-vous, aux répétitions, aux concerts, il arrive cependant toujours pile au moment où il doit poser sa note. Il vit en rythme et il ponctue. Son existence  n’est qu’une suite de pirouettes qui lui permettent de toujours retomber sur ses pieds. Vivant lancé dans l’élan et dans l’écoute, c’est un funambule. Son quotidien s’accomplit dans un perpétuel in extremis, sans que cela ne l’affecte plus que ça. C’est le seul dont l’existence, tout en impromptus et imprévus, se déroule véritablement à un rythme musical, quand toutes celles des autres sont pré-écrites sans surprise. 

Slacker est une balade existentielle dans la ville d’Austin qui se soumet à l’interdit absolu en matière d’écriture de scénario : le marabout-bout de ficelle. A mène à B qui croise C et ainsi de suite. Cette chaîne de rencontres, ouvertement laissées sans suite, nous fait basculer dans un entre-deux psychique. Au petit matin, arrivé au terme de cette dérive psycho-géographique, on escalade la colline et on jette la caméra en l’air. De lui-même, le film passe par-dessus bord. Le film n’aura vécu que le temps de sa projection. Fabriquer un film, c’est la chose la plus importante du monde, mais ça ne sert à rien de la sacraliser. Quand c’est fini, c’est fini, et les meilleurs films se consument joyeusement dans leur propre extinction. 

Il était une fois un merle chanteur et Slacker, à vingt ans d’écart et sur deux continents, voici deux chefs-d’œuvre sur l’art de la tangente, du contre-pied, deux façons d’écrire et de fabriquer du cinéma autrement, entre amis et à contre-courant. Autant de qualités prêtées sans coup férir aux parfaits dixièmes de top 10.

Mais précisément, un tel alignement de planètes est-il reproductible ? La grâce qui a guidé ces cinéastes est-elle reconductible ou ne peut-elle advenir qu’une et seule fois ? Iosseliani a su la retrouver. L’art de la tangente, c’est précisément ce qui a guidé toute sa filmographie. Ses meilleurs films, réalisés en Géorgie (Pastorale en 1975) ou en France (Les favoris de la lune en 1984, La chasse aux papillons en 1992) sont précisément organisés sur cet art de la dérivation, au double sens, poétique et mathématique, du terme. 

Linklater a eu une carrière plus diverse avec quelques films charmants et plaisants, d’autres plus oubliables, beaucoup de films plus «professionnels» aussi. Mais rien qui soit à la hauteur de cette comète absolue, de ce film en phase avec une scène, une ville, une génération, une attitude. A cette aune, on pourrait dire que sa carrière est une déception, mais inversement, la seule existence de Slacker justifie, voire rachète, toute une carrière de cinéaste.

En regard des grands maîtres, Iosseliani et Linklater ne font sans doute pas le poids face à Mizoguchi, Welles, Hitchcock, Lang, Bergman, Akerman, Tarkovski et tant d’autres, mais ces deux titres demeurent pour moi, «les plus grands des petits films». Leurs images, leurs raccords, leurs rythmes, leurs rencontres me reviennent souvent en mémoire. Autant de moments fugaces qui reviennent assez souvent se (re)déposer en petits joyaux trônant sur l’écume de mes souvenirs cinéphiles. En tous cas, j’y repense plus souvent qu’à Vertigo. Je suis peut-être le seul à qui cela arrive. J’aime bien garder ces deux films pour moi et pour moi seul, mais j’espère avoir tort de penser cela, et j’aurais aussi envie de les partager. Je tire davantage d’enseignements personnels de ces films-chouchous que des grands classiques. On préfère plutôt fredonner des singles dynamiques, qu’on a découverts par soi-même, que les symphonies écoutées de manière obligatoire. Dans l’histoire du cinéma, je peux aussi trouver sans peine huit, neuf, vingt, cinquante films « objectivement plus importants » que ceux d’Iosseliani et Linklater, mais ces deux-là colorent de manière personnelle mon propre rapport au cinéma, peut-être même mon propre rapport au monde. Une façon de transcender un désarroi existentiel en une dérive nimbée de funambulisme et de somnambulisme. Ces films ne sont pas tout en bas de la liste, mais au contraire lui donnent sa couleur, son orientation. Ces films me montrent aussi simplement comment marcher dans la rue, comment écouter la rumeur de la ville à chaque heure du jour et de la nuit. Franchement, qu’est-ce que le cinéma peut vous offrir de mieux ?