Trois femmes et un coup fin, l’amitié entre femmes selon Patricia Mazuy (interview)

Entretien avec Patricia Mazuy, réalisatrice de La Prisonnière de Bordeaux

En plein festival de Cannes, Nicolas m’appelle pour savoir si je suis disponible le lendemain, à l’heure du goûter, pour interviewer Patricia Mazuy. On avait vu le film ensemble à Paris, en projection presse, une copie non mixée. Tout juste prête pour le festival, comme sa réalisatrice que nous avons rencontrée une heure a peine après son arrivée en train depuis Paris, dans le troquet le plus huppé de Cannes, Le Petit Majestic (et pas le fameux hôtel du même nom). Interview improvisée entre deux projections de mon côté, au sortir du train et de la salle de montage pour Patricia Mazuy, c’est bien une première interview pour toutes les deux, la veille de la projection officielle du film à la Quinzaine des Cinéastes.

Tsounami : En sortant de votre film, j’ai beaucoup pensé à son titre, qui avait une consonance proustienne et semblait en même temps évoquer un tableau du XIXème. J’ai même cherché si ce tableau existait.

Patricia Mazuy : C’est Agnès Girard, la productrice, qui l’a trouvé, parce qu’on parlait de westerns et donc de La Prisonnière du Désert. Ça permettait de dire que le film se passait à Bordeaux alors que je n’ai pas filmé la ville, on n’en voit rien. Et puis, ça faisait « fiction », ça faisait romanesque. Je trouvais ça important de le poser d’emblée. Il y a un contexte social mais ce n’est pas que ça. Il y a un côté Princesse de Clèves.

T : J’ai vu le film avec deux garçons, qui en sortant ont tout de suite parlé de lutte des classes, alors que moi c’est la représentation d’une sororité non idéalisée qui m’a davantage frappée : elles se rentrent dans le lard, se rendent des services intéressés…

PM : Elles ont surtout une histoire d’amitié hyper forte, une histoire qui commence et qui se termine.

T : Je pensais aussi aux femmes du parloir qui se désolidarisent dans un moment de difficulté. Mais que dire de cette fin dans laquelle Mina (Hafsia Herzi) pousse Alma (Isabelle Huppert) à sortir de chez elle, de l’histoire que les hommes ont écrit pour elles (celle d’être femme de prisonnier) par une voie détournée, presque un syllogisme dans l’écriture. En effet, elle lui vole son tableau alors même qu’Alma lui disait « ce tableau, c’est moi ». Donc faire sortir le tableau de la maison, c’est aussi la pousser à quitter ce foyer mortifère pour retrouver son âme, incarnée par ce tableau. Ce qui a l’air de vous intéresser, c’est surtout ce qu’elles s’apportent en se donnant à elles-mêmes d’abord.

PM : Quand le scénario est arrivé, il donnait ces circonstances : une femme riche et une « mère-courage » des cités qui se rencontrent dans une maison d’accueil puis qui se parlent. Donc j’ai voulu une histoire paradoxale où on s’intéresse à ce qui va se passer… la lutte des classes on a déjà vu, on sait, et on la voit à l’image, donc pas besoin de mettre des tas de dialogues pour l’expliquer. Le paradoxe donc, c’est que dans l’action finale, elle le fait pour elle mais aussi pour Alma parce qu’il faut la secouer, et Alma le sent. En choisissant ce tableau en particulier, elle dirige cette action sur Alma.

T : C’est un vrai tableau ? Et les autres, on vous les a prêtés ?

PM : Oui c’est la galerie Valois à Paris. 800 000 euros, les assurances étaient cotons. On n’a pas pu en filmer certains car ils sont arrivés vitrés. Le musée c’est drôle, je voulais le centre d’art contemporain, mais l’artiste n’a pas voulu que ce soit en fond de toile. Mais celui-ci est mieux, c’est le musée de la Marine et de la pêche et c’était une exposition de toutes les peintures de Pascal Obispo. On croit qu’il y a plein de peintres mais tout est de lui. Le patron est un copain de Pascal, et il a décidé de l’exposer. En tout cas, ça nous a sauvé la vie. Et pour la peinture d’Isabelle, c’est de Jacques Villeglé, un des premiers peintres du street art qui faisait des collages d’affiches qu’il ramassait dans la rue, des énormes modèles en général, qu’il lacère… C’est assez incongru que le mari d’Alma lui ait acheté ce tableau là alors que ses autres œuvres d’art sont des tableaux d’art contemporain plus importants. Comme il y avait un travail sur la couleur dans le film, mettre des choses qui ne vont pas ensemble, je trouvais ça bien.

T : D’ailleurs vous travaillez un peu sur l’hybridité de genres de film, on pense à La Cérémonie (Chabrol, 1995), aux films de casse hollywoodiens…

PM : Euh non. Le rôle du tableau c’était un acte d’amour pour récupérer sa femme et je trouvais intéressant qu’elle s’en serve pour catalyser une réaction chez Isabelle qui ne soit pas prévisible depuis le début. Elle est inspirée par Mina. Mais en même temps, c’est plus facile d’être libre quand on est riche que pauvre.

T : Le personnage d’Isabelle c’est aussi un peu ce tableau accroché dans la maison de son mari. Si l’on considère les plans dans le jardin au début, elle fait un peu pot de fleur parmi les autres. Elle végète littéralement.

PM :  Oui elle est perchée au-dessus d’un vide sidéral et en même temps, elle garde sa vitalité et son sens de l’humour mais elle est dans une détresse profonde. C’est le côté mélo que je voulais poursuivre avec le tableau. Quand j’ai reçu le scénario, j’ai tout de suite pensé à une action qui aurait une conséquence paradoxale. Et après, que ce soit un tableau, de la peinture, enfin un collage. Désolée, je suis un peu fraîche sur la promo, j’étais encore en mixage il y a quatre jours et je n’ai rien à dire sur le film, je cherche mes mots..!

Il y a un rapport aux aplats. C’est bien vu, cette idée qu’elle est posée là, dans sa maison, comme un pot. On voit dès le début qu’elle est seule, suspendue dans le vide et qu’elle ne va pas bien. Le film a des moments drôles, mais c’est pas drôle d’aller voir son mari en prison, c’est pas drôle d’aller au parloir. Les femmes de la maison d’accueil, c’est des femmes avec qui j’ai travaillé pendant tout l’été, ce sont des vraies femmes de parloir, ça a été des rencontres assez fortes parce qu’il ne fallait pas qu’elles soient impressionnées par tout le matériel impliqué, par une grosse équipe, les lumières, Isabelle… 

T : Ce sont aussi des femmes dont la vie est construite autour d’un unique lieu, elles en sont prisonnières.

PM : Au début, ma productrice avait refusé le titre La Prisonnière de Bordeaux et l’avait appelé « Les Prisonnières », mais j’avais l’impression d’avoir déjà vu ce film 500 fois avec un tel titre… Ce n’était pas assez particulier. L’idée était d’explorer le cliché de départ qui est une bourgeoise seule et une mère-courage des cités et leur donner une complexité à toutes les deux.

T : Il y a presque un rapport maternel entre les deux, quand Isabelle vient s’asseoir sur les genoux de Hafsia, il y a une forme de régression infantile.

PM : Elles ont une relation d’amour absolu.

T : Hafsia joue à l’actrice à mon sens, quand elle se fait grande tragédienne dans la première scène de parloir ou quand elle joue très mal la mise en scène de sa propre séquestration.

PM : Vous n’avez pas vu le film mixé, mais le son est fondamental. Dans la scène du double parloir, il y a un moment hyper naturaliste, mais en même temps une incarnation de deux situations amoureuses sans aucune intimité, et ça passe par le son des couloirs.

T : D’ailleurs ces scènes de parloir sont aussi intéressantes sur la question de qui fait récit. Ce sont les hommes qui prennent toute la place et se racontent alors qu’on ne les voudrait pas au centre. Et après ils viennent reprocher à leurs femmes de ne pas parler d’elles.

PM : Je voulais qu’on comprenne que Mina et son mari ont vraiment une relation d’amour forte, mais ça reste un petit braqueur, ce n’est pas Mesrine. Il fait un peu de la peine. Il lui dit « ça me rend triste que tu sois toute seule à gérer », il est dans une impuissance absolue, on sent que la prison est derrière la porte. Ce moment de double parloir est celui d’une accalmie totale où l’on se dit « ah ouais c’est ça qu’elles font toutes les semaines ». Toute leur vie elle est là. Pour sortir du personnage de petite « caillera », car je ne fais pas un film sur les banlieues. J’ai fait de Yassine quelqu’un de faible et instable et c’est ça qui fait peur, pas son comportement de gangster. Mina voit qu’il ne la lâchera jamais. Un mec dont la faiblesse est terrifiante. Il se retient de taper, tout le temps.

T : C’est vrai qu’on pourrait penser qu’il va l’accueillir les bras ouverts au début.

PM : Il connaît les horaires de visite, il sait qu’elle n’est pas rentrée la veille, à la blanchisserie, donc quand il comprend qu’il se passe quelque chose, il se sent abandonné et c’est une vraie grenade dégoupillée.

T : D’ailleurs quand elle rentre chez elle, on la voit s’occuper de son propre linge, comme si elle passait sa vie à laver les vêtements des autres, de ses clients, de ses enfants. Il y a un côté fantomatique à toutes ces blouses blanches qui flottent dans la laverie de l’hôpital. 

PM : La blanchisserie, c’est aussi un peu comme un redoublement de cette position de femme au foyer liée à la position monoparentale qu’elle est obligée de remplir du fait que son mari est en prison. Pour ce qui est de Bordeaux, au début, on pensait la faire travailler au self de la clinique mais quand j’ai vu le fonctionnement de la clinique j’ai voulu voir comment on lavait le linge. Et c’est génial, parce que tout d’un coup on voit le mari d’Isabelle dans toutes ces blouses de médecin. Et du coup, quand Alma vient voir Mina, on voit des Christopher partout. Et ça permet de ne pas se demander comment elle trouve un boulot aussi facilement. Même si ça reste un boulot d’usine.

T : Et quelle est la place de François Bégaudeau au scénario ?

PM : Il avait écrit pour Pierre Courrège sur les femmes de maisons d’accueil. On a travaillé ensemble pendant deux ans. Il a fait tous les dialogues et puis à la fin j’ai continué toute seule pour faire rentrer le film dans les conditions de production. Parce que j’avais des tas de trucs super mais que du dialogue. Il me disait « faut tourner et tu coupes au montage ». Sauf que si j’ai 32 jours de tournage… et en même temps une scène ça ne se construit pas comme ça.

Ce qui m’a surtout touché, quand on m’a confié le projet, en tout cas, c’est qu’on a affaire à un film d’émotions. Et j’aime bien qu’il soit aussi doux. Il y avait une humilité à être juste avec les deux et entrer dans deux vies si particulières, et en même temps faire une histoire qui sorte, qui puisse être métaphore d’une autre situation.

La Prisonnière de Bordeaux réalisé par Patricia Mazuy, sortie en salles le 28 août 2024.

Entretien mené et retranscrit par Zoé Lhuillier, à Cannes, le 17 mai 2024