Tant qu’il reste la tendresse

Critique | Caravan de Zuzana Kirchnerová-Spidlova | Un Certain Regard

Un film triste au soleil, c’est déjà moins triste qu’un film triste tout court. Pareil pour les vacances : si elles sont tristes et ensoleillées, c’est déjà mieux que des vacances juste tristes. Ester élève seule son fils David, atteint d’un trouble mental, et elle doit finalement l’amener en vacances avec elle. Ce sera l’Italie, tristement. Elle ne demandait qu’un peu de répit, quelques jours à peine dérobés à la grande machine du quotidien, à laquelle elle a déjà cédé tout son corps et toute son âme. David ne parle pas, il ne peut rien faire tout seul, et avec lui on ne peut rien faire normalement : quand à la plage, il se masturbe, il ne reste plus qu’à trouver dans le regard de la famille voisine un brin de pitié qui soulage surtout par leur compréhension malaisée de la situation.

À la caisse du magasin, il essaie des lunettes et drague une fille de son âge. Ouf, ça passe encore comme normal ça, et en plus la jeune dame aux cheveux roses sourit ! Bingo, une interaction facile et sans complications pour Ester, c’est-à-dire un bref moment de relâchement – tous sont bons à prendre. Mais sur le parking, Zuza revient à la charge et lui demande de l’aide car leur voiture ne démarre plus. Finalement, plutôt que de finir d’aider son petit copain, elle prend la route avec Ester et David. Pas plus fortunée que la mère et son fils, pas plus caractérisée non plus, ils embarquent pour un road trip en Italie, et nous pour un road movie au casting « pas comme les autres », fait de siestes sur des lieux « privato » (jusqu’à ce que le propriétaire les en chasse), que les deux femmes retournent ensuite à leur avantage, en se proposant pour y travailler. 

Quelques caresses égoïstes

De ce voyage sans but et déambulant, Caravan tire de la répétition de ses situation le moyen de développer l’intérêt de cette alliance estivale entre la mère et la jeune femme. À deux reprises, Ester se met à travailler pour un homme, avec qui elle finit par avoir une relation sexuelle. Sa précarité, nourrie par une peur intériorisée, la conduit alors vers la prostitution. Le travail serait-il devenu son dernier espace à elle et rien que pour elle, un lieu où il est encore possible d’éprouver un peu de désir, c’est-à-dire quelque part loin de son fils ? Elle n’aura pas non plus le temps de culpabiliser de voir en Zuza une baby-sitter gratuite, elle voit bien que la jeune femme profite aussi de la maman en elle qui conduit, nourrit et travaille à sa place. Le contrat social, mais pour les saisonniers.

La vie d’Ester semble ainsi définie par la négative : son fils est toujours une source d’ennuis potentiels qui la renvoient à sa condition défavorisée, ses vacances deviennent un redoublement du quotidien dans lequel elle cherche, non pas un moment de plaisir positif, mais simplement quelques bulles d’oxygène. Un état neutre, un semblant de vie normale. En cela, le film affirme une profonde contradiction entre son cadre (le film s’ouvre sur des plans magnifiques à la mer, où les reflets de la lumière du soleil puis une main cadrée au premier plan se superposent au mouvement des vagues), et ce qu’il s’y joue en son intérieur. Cette beauté de l’arrière plan ne fait que mieux ressortir l’artificialité du passage sous silence de l’anormalité de David : Zuza joue avec lui et le laisse même avoir des comportements certes déplacés, mais inoffensifs (il mange un raisin qui se situe sur son maillot, elle le laisse s’allonger sur son dos au bord de la plage…). D’un même geste, Caravan parvient à un double mouvement en travaillant simultanément à singulariser chacun des trois personnages lorsqu’il est au contact des deux autres, mais en les enfermant également dans un schématisme fataliste, jamais assez radical pour aspirer à un cinéma de séquence façon Michel Franco.

Il ressort quand même de l’ambiguïté de la relation entre Zuza et David l’écrasante réalité du fossé qui sépare une famille troublée du reste de la population : la première est condamnée tandis que la seconde choisit d’être attentionnée, une gentillesse de passage. Car lorsque Zuza s’éclipse aussi furtivement qu’elle est apparue dans leur vie, si la sienne pourra reprendre normalement, David est inconsolable, il ne peut comprendre. Il lui reste alors sa mère, encore et toujours, qui n’aura pas réussi à prendre quelques jours égoïstes de vacances pour elle. Et cette séquence finale où, déboussolé, David fugue, et Ester appelle des secours, en pleurs : « il ne vous comprendra pas… » Mais quand elle finira pas le retrouver, quand le cadre resserre sur leurs deux visages et qu’ils se mettent naturellement à sourire en se regardant l’un l’autre, plus rien n’existe à part eux et le petit monde qu’ils ont construit ensemble. Tant qu’il reste de la tendresse et un peu de soleil pour caresser deux âmes en peine, il devrait être possible de supporter le jour d’après.

Caravan de Zuzana Kirchnerová-Spidlova, prochainement au cinéma