Vive les gueux !

Critique | Classe moyenne de Anthony Cordier | Quinzaine des Cinéastes 

On a redécouvert le cinéma d’Antony Cordier à l’annonce de sa sélection lors de cette nouvelle édition du Festival de Cannes, et peu compris comment ses films ont pu tomber dans un relatif oubli tant ils étaient plutôt appréciés et reliés à un nuage esthétique bien connu : Douches Froides en 2005 (avec Salomé Stévenin) était volontiers comparé au cinéma de Catherine Breillat, Patricia Mazuy, Jean-Claude Brisseau… avec Maurice Pialat en figure tutélaire de pape du réalisme des gestes qui trahissent et des mots qui échouent à réparer. Classe Moyenne, outre la facilité de son titre, fait peur par son casting : que des noms connus, mais surtout la mise en avant de Laurent Lafitte et Élodie Bouchez… Lafitte et Bouchez pour identifier et critiquer le réflexe bourgeois, vraiment ? Réussir une telle pirouette demande soit beaucoup d’auto-dérision, soit un grand cinéaste. Bien heureusement, Cordier est d’abord un fin cinéaste, mais aussi un très bon scénariste, et possède surtout un excellent casting qu’il dirige à la perfection. Classe totale !

Parasite-en-Provence

Le film se déroule sur deux lieux (une magnifique villa d’architecte et une petite maison de gardien), avec trois couples : Laurent Lafitte et Élodie Bouchez qui sont les parents et propriétaires parisien de ce lieu de vacances, Laure Calamy et Ramzy Bedia qui l’entretiennent à l’année, et enfin Noée Abita et Sami Outalbali, respectivement fille des premiers et petit ami de la fille des premiers. Le film aurait pu être une reprise de Parasite : les pauvres s’invitent chez les riches puis tentent de les expulser de l’intérieur ; ici, l’indécence des bourgeois conduit les prolétaires à leur demander 150 000€, sinon ils les poursuivront en justice pour avoir été payé au noir durant toutes ces années. Mais la dialectique est enrichie par le personnage de Mehdi, beau-fils qui essaie de bien faire chez les riches, mais dont les racines prolétaires reviennent constamment à la surface. Il se targue d’abord d’avoir un stage d’avocat dans un grand cabinet (un concurrent de Laurent Lafitte), mais il suffit d’un appel pour qu’il se retrouve sans travail à la mi-août : l’entreprise a donné sa place à la fille d’un de leurs meilleurs clients. Retour à la case-départ donc, une case où il serait possible de demander un stage à beau papa et renier tous ses principes. Mais ne serait-il pas plus efficace d’user de tous les moyens pour monter l’échelle et faire la révolution depuis là-haut ? C’est ce que lui conseille sa petite amie, qui n’hésite pas à mentir pour avoir des rôles au cinéma, jusqu’à changer de nom de famille pour effacer l’étiquette népo qu’elle sait peu reluisante. Première leçon à retenir de la bourgeoisie : ils analysent finement la société pour mieux la trahir derrière, ce n’est pas à la lecture du réel qu’ils font fausse route, mais bien au moment fatidique du « que faire ? ». Sa belle-mère lui expliquera très bien : si son mari ne prend que des fils de en stage, c’est parce qu’ils ont l’impolitesse des riches, ils peuvent s’adresser à eux sans gêne, alors si tu veux ton stage mon coco, durcis le jeu avec ton beau-père !

Il trouvera alors une porte de sortie honnête en proposant de régler le litige qui oppose Laurent Lafitte au couple qui s’occupe de la villa, le convainquant lorsqu’il lui explique que son origine sociale jouera en sa faveur, ils l’écouteront lui mieux que quiconque. De là, le film prend une certaine ampleur en multipliant les intérêts contradictoires : l’un veut juste que ses vacances se déroulent sans qu’il ait à faire le ménage, l’autre cherche à tout prix un stage sans avoir été pistonné pour, et les derniers comptent prendre leur revanche sur des bourgeois exécrables. Et si le film se singularise largement de son cousin coréen, c’est d’abord par la précision avec laquelle il ausculte les habitus de chacun. Cela atteint un certain niveau de virtuosité dans les rapports entre Élodie Bouchez et Laure Calamy, la première multipliant les conseils (qui sont en réalité des ordres) à la seconde, qui ne les suit pas car elle connaît la réalité du terrain. Laver les vitres, c’est son domaine.

Les multiples allers et retours entre les deux maisons donnent à comparer les mêmes décors selon deux modes de vie différents : une immense piscine contre un jacuzzi gonflable. Il sera le théâtre de l’une des meilleures scènes vues durant le Festival : alors que Bouchez propose de trouver une solution au conflit entre les deux couples « entre filles et sans rien dire aux hommes » (la non-violence, une spécialité bourgeoise), Laure Calamy l’invite dans son jacuzzi et la regarde avec de grands yeux impénétrables. Face à l’indécence de l’offre, Calamy commence par lui masser le pied, puis lui sucer goulument le gros orteil, jusqu’à la retourner et tenter de la noyer. Derrière le comique de la scène, c’est le naturel du personnage de Bouchez qui interroge, et sa facilité à trouver normal et agréable qu’on lui fasse naturellement et volontairement du bien, des caresses. Le film trouvera sa résolution dans une solution à l’amiable particulièrement violente, après avoir montré et détruit avec un quasi-systématisme tout ce qui constitue le quotidien, la normalité bourgeoise : leur langage, leurs meubles, leur mode de pensée, leur finesse. Et c’est au prix d’une telle fixation sur son sujet que Classe Moyenne trouve grâce, n’abandonnant jamais sa cause pour faire rire ou trouver une solution douteuse. L’obstination n’est pas un habitus bourgeois.

Classe moyenne de Anthony Cordier, le 24 septembre 2025 en salles