Critique | The Mastermind de Kelly Reichardt | Compétition (SO)
Dans un musée du Massachusetts, James B. Money (Josh O’Connor), père de famille comme les autres, observe en silence. Il ne regarde pas foncièrement les tableaux, puisqu’il connaît le musée par cœur, mais plutôt l’espace, l’emplacement des vigiles, l’installation des œuvres. James se fait cerveau d’un plan, un plan plus grand que les petits vols de figurines historiques qu’il fait par plaisir. The Mastermind de Kelly Reichardt, c’est tout d’abord l’histoire d’un braquage qui devait se dérouler sans accroc : voler quatre tableaux d’Arthur Dove, à la vue de tous. James a tout prévu, tout calculé, cela ne prendra que huit minutes, il faut être quatre et bien organisé.
Sauf que chez Kelly Reichardt, l’intérêt se trouve ailleurs que dans le bon déroulé d’un plan établi. Ce qui l’intéresse fondamentalement, c’est la capacité de l’humain à se tromper, être dans l’erreur, perdre le contrôle de la situation, la machine qui s’emballe et qui se grippe. Le braquage orchestré par James est en soit un succès, mais rien ne s’est passé comme prévu : un des participants ne vient plus, un autre est un électron libre qui sort son revolver pour braquer les quidams, et une voiture empêche d’abord la bonne fuite du trio de braqueurs. Après le western dans La Dernière Piste (2010) et First Cow (2020), ou le thriller paranoïaque dans Night Moves (2013), Kelly Reichardt continue de déconstruire les mythes du cinéma américain en s’attaquant cette fois au film de braquage (dans la première partie du récit avec le vol des tableaux), puis au film de cavale (la seconde partie, dans laquelle James tente d’échapper à son mandat d’arrêt).
All the leaves are brown and the sky is grey
De cette nouveauté du genre, la cinéaste change de décor et de temporalité : adieu l’habituel Ohio contemporain chérie, bonjour le Massachusetts automnal des années 1970. La pellicule de Kelly Reichardt ne s’est jamais autant gorgée de beaux camaïeux oranges et marrons, et les rythmiques jazz de Rob Mazurek, omniprésentes et un brin nostalgiques, sont au au diapason de cette idée d’improvisation constante qui s’empare des personnages malgré eux. Si James panique, la trompette aussi. Patiemment, Reichardt construit tout un récit anti spectaculaire, fondé sur les à-côtés : c’est par exemple James qui contemple les tableaux dans son salon, avant de les ranger péniblement dans la grange à l’insu de tous. C’est bien par le rythme des plans (orchestrée par la cinéaste elle-même, qui se charge systématiquement du montage en plus du scénario et de la réalisation) et des cadrages larges que se discernent une reconstitution minutieuse et rigoureuse de ces Etats-Unis en pleine guerre du Vietnam. Tout se joue dans des détails que la cinéaste dissémine à la vue de toutes et tous, le bruit d’une radio d’information, la télévision allumée qui diffuse les reportages de guerre au Cambodge, une affiche de l’Oncle Sam qui appelle à l’engagement ou celle d’une manifestation anti-Vietnam. Il en va de même pour les personnages incarnés par Josh O’Connor et Alana Haim (qui interprète l’épouse de James), construits à l’aide de ces petites phrases qui laissent deviner toute une personnalité, ces silences qu’on laisse traîner au téléphone avant d’annoncer qu’on va raccrocher.
The Mastermind confirme que Kelly Reichardt, par sa force tranquille et sa foi dans sa mise en scène, est sûrement la plus grande cinéaste américaine de notre siècle. Sa place en dernière position dans la présentation des films en compétition cette année est encore une injustice assez cruelle, tant le film aurait mérité une place en milieu de festival aux côtés des grands favoris (et ce n’est pas la première fois, Showing Up avait essuyé le même placement). Mais gardons espoir ! Cette critique est écrite avant la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, et nous en faisons le pari : si Kelly Reichardt remporte la Palme d’Or, nous dirons alors que Thierry Frémaux avait gardé la Meilleure pour la fin.
PS écrit après la cérémonie de clôture : pari perdu, le Festival reste fidèle à lui-même.
The Mastermind de Kelly Reichardt, prochainement en salles