Trop c’est trop

Critique | Yes de Nadav Lapid | Quinzaine des Cinéastes

S’il devait y avoir un film cannois « monstre » comme la critique aime à qualifier ces œuvres longues, denses et protéiformes, ce serait bien Yes de Nadav Lapid. Outre ses 2h40 d’expérimentations formelles et de trop-plein débordant de mouvements, de surimpressions, d’effets visuels et sonores, le massacre en cours dans la bande de Gaza par Israël et son armée la plus morale du monde dont il fait l’objet central du projet achève de lui consacrer ce statut. Au contraire de films comme Resurrection ou Alpha, qui derrière une surface absconse cache une lisibilité tenant presque de l’évidence, Yes brouille toute lecture nette – pro, anti, juste au milieu, toutes ces catégories éclatent face au déferlement que Nadav Lapid orchestre. Quand les 5 ou 6 parties du Bi Gan sont hermétiques, rattachées et liées par un bout de voix off maladroite qui tisse un fil teinté de science-fiction, Yes se déploie en 3 parties poreuses qui se déversent les unes dans les autres au fur et à mesure que progresse l’écriture de la chanson de propagande par le personnage principal. 

Comment répondre au 7 octobre par les moyens du cinéma ? Nadav Lapid reprend la confusion générale à son compte et la retourne à tous les envoyeurs avec une violence transformée en rage : la tragédie n’aura pas le faux-privilège de devenir un film-sujet, biopic américain avec happy ending ou documentaire en 6×52’, elle est un événement qui frappe le quotidien de tout le monde, bouscule les équilibres précaires trouvés au sein même du couple. Détourner le regard du sujet pour mieux le prendre de biais, à travers les yeux, affects, mots et absences de mots de personnages. Parler d’une réalité en ayant foi en la fiction. Le montage organise un transvasement constant, comme un flux ininterrompu de paroles et d’images qui se greffent les unes aux autres. Tout se joue dans la surimpression d’un visage rouge sur la mer, le surgissement sur un téléphone des informations concernant les morts dans les bombardements israéliens, qui se prolonge lui-même par des tremblements de terre de caméra, la guerre en fond sonore – par exemple encore, par ce raccord magnifique qui juxtapose des images de Gaza en cendre au loin avec deux personnages qui s’embrassent, ou bien dans la scène du chant de propagande final qui entremêle les images d’archive d’une chorale d’enfants embrigadés, avec une reconstitution cynique, filmée en haut du toit où se passe l’une des fêtes de la première partie.

Oui / Pourquoi

Yes s’appelle « oui » parce son horizon esthétique est illimité. Nadav Lapid dit oui à tout ce dont le cinéma est capable. Les seules frontières qu’il admet sont celles qu’il ne peut pas franchir physiquement – Gaza restera inaccessible, piégée dans la poussière et les bombes – ou moralement – les enfants de la vidéo d’origine du chant de propagande ont le visage censuré tandis que les horreurs du 7 octobre ne seront pas montrées, seulement scandées par un personnage. À la noblesse du plan séquence ample aux mouvements fluides, il répond par une prise brute, sans technique – pauvreté noble du documentaire –, contaminée par les vibrations de la voiture : une femme qui conduit raconte son 7 octobre jusqu’aux larmes, jusqu’à l’insupportable, jusqu’au point de non-retour ou l’histoire officielle devient l’insoutenable vérité individuelle.  Tout ce dont le cinéma est capable a lieu ailleurs, dans les impressions saisissantes que laissent certaines images à l’ambition mythologique. Nadav Lapid crée des monstres. L’hydre devient un serpent humain de léchage de botte qui figure autant l’impossibilité de dire « non » qu’il existe indépendamment de toute interprétation ; le cyclope devient cet homme dont la tête se change en écran ; les satyres sont ce couple formé par Y et Yasmin, amuseurs des puissants dans de grandes fêtes dignes de Bacchus ; Zeus, un milliardaire sanguinaire qui galvanise ses troupes au centre des vestiges d’un théâtre grec vide. Pris au milieu de la grande histoire, le couple rejoue Le Mépris – autre figure mythologique. Yasmin méprise Y de dire oui, de ne pas dire non, de les donner en pâture aux millionnaires contre un peu de reconnaissance – pourtant c’est elle qui le sauve par deux fois. Alors peut-être que l’amour peut sauver quelque chose ? Cette morale semble aussi absurde que le reste tant Nadav Lapid travaille à dépasser ces questionnements étriqués par l’opulence de ses effets, il teste néanmoins l’hypothèse par le moyen de la fiction ; il ne renonce jamais à elle ni au cinéma, et c’est déchirant.

Si peu nous parvient de Gaza. Rien n’entre, rien ne sort, pas même la presse, encore moins le cinéma ; les photo-journalistes se font assassiner ; les « films du point de vue des bourreaux » ne sont qu’une galaxie ignoble de vidéos de militaires postées sur les réseaux sociaux. Qu’en dirait Godard aujourd’hui, maintenant qu’ils l’ont (trop bien) écouté ? Le génocide a lieu sans avoir lieu. L’absurdité d’un tel événement peut-elle se raconter autrement que par le mythe, et donc le cinéma ? C’est ainsi que le 7 octobre n’existe dans Yes que par l’intermédiaire du dialogue, tandis que les massacres en cours depuis, par l’image et le son. Le premier est ponctuel, le second un processus. Passé et présent s’entrechoquent moins par comparaison cynique que par volonté esthétique : bousculer, produire une sensation, titiller l’inconditionnalité du oui. A ce titre, le personnage principal s’appelle « Y », « why » en anglais. Celui qui dit oui à la chanson de propagande est aussi celui qui s’appelle « pourquoi ». Il y a encore un peu de résistance, un semblant de caillou dans l’engrenage, une dissonance. Avant d’asséner oui ou non, poser des questions peut-il être salvateur ? Dans Yes, la possibilité de se sauver du désespoir passe moins par l’amour (oui) ou par le combat (non) que par la fuite (pourquoi). Être un peu moins complice, c’est peut-être suivre Yasmin en dehors d’Israël. Lorsqu’un pays n’offre comme seule porte que le oui ou le non, il est peut-être temps de s’en aller.

YES de Nadav Lapid, en salles le 17 septembre 2025