Critique | Deux procureurs de Sergueï Loznitsa | Compétition (SO)
Pour ce deuxième film en compétition du Festival de Cannes, Sergueï Loznitsa revient à la fiction et en URSS avec Deux Procureurs, s’inscrivant dans le sillage de son travail documentaire. Au-delà de ses fictions ou de ses documentaires, Loznitsa produit in fine des documents historiques. 1937, les purges staliniennes battent leur plein, des milliers de lettres de détenus accusés à tort sont brûlées dans une cellule de prison par un individu « socialement nuisible ». Au-delà du réel, le cinéaste ukrainien adapte le récit de l’écrivain et scientifique Gueorgui Demidov, qui fut prisonnier du Goulag. Tourné en Lettonie pour ses infrastructures très soviétiques (et parce qu’il ne met plus les pieds en Russie depuis 2009) puis monté en Lituanie, le film de Loznitsa questionne dans cette fiction la valeur de la vérité (accomplie par le droit) dans un monde totalitaire. Par quelle(s) porte(s) et pour quel prix ?
(Dé)cadenasser
Le film s’ouvre sur un paradoxe : gros-plan sur un cadenas qu’une clé déverrouille. Puis les portes rouillées – ou couleur cuivre – s’entrebâillent, des détenus boiteux à l’allure chétive entrent alors. Une ouverture au carré pour mieux nous enfermer, favorisée par un format en 4/3. Plusieurs plans fixes s’enchaînent – véritable marque de fabrique loznitsienne, d’autant plus qu’ils durent – d’une porte fermée à une autre, les militaires se déplacent vers une cellule où se trouve le personnage-clé de l’histoire, celui qui doit brûler les milliers de lettres (sinon, c’est le « mitard »). Il en lit certaines à voix haute parmi lesquelles des mots inflammables: injustice, communisme, Trotski, Bakounine. Jusqu’à une lettre miraculeusement parvenue, écrite au sang, qui poussera le jeune procureur Kornev dans les arcanes d’un système totalitaire.
L’ambition de Loznitsa, à l’image de son protagoniste, est de décortiquer un système kafkaïen qui incite à toujours pousser des portes fermées. Le « bleu » a pour mission de faire respecter le droit dans le cadre des inspections qu’il mène dans la région de Briansk, son lieu d’affectation depuis trois mois. Stepniak (interprété par l’inénarrable Alexander Filippenko) le décrira comme tel : « pas bête, honnête, pas trouillard ». Le décalage entre ce procureur intègre (donc anti-système) et les autres produit un effet comique (par l’absurde), tant la mission de Kornev se complexifie un peu plus à chaque séquence. À ce titre, l’on pense aussi bien aux films de Radu Jude qu’à Processes (Andrei Kashperski, 2024), où l’absurde des situations permet de tourner en dérision les (dys)fonctionnements des régimes autoritaires.
Tout est mis en œuvre pour ne pas faciliter la fluidité des libertés. Typiquement, les premières quarante-cinq minutes se consacrent uniquement à la recherche du détenu Stepniak situé dans une cellule du « bâtiment spécial ». Dans de splendides plans larges, le vide du mur complète le corps du procureur. Le cinéaste met ici en scène la parole, l’écoute, et au milieu l’attente. D’abord, le procureur a tout à prouver, on cherche à l’intimider. Il cherche à rencontrer un détenu (Stepniak), mais tout est systématiquement manigancé pour le décourager. Dans la prison, c’est un constant renvoi de responsabilités, et un prétexte pour ouvrir de nouvelles portes que l’on fermera aussitôt. Où qu’il soit, et quoiqu’il incarne (une haute idée du droit), le premier procureur vit dans un climat de suspicion. Tout est subtilement orchestré de sorte que chaque micro-détail est sous contrôle : c’est la logique absurde de la bureaucratie stalinienne. Dans chaque nouvelle interaction de son protagoniste, Loznitsa vise l’équivoque. Preuve en est quand il rencontre le fameux détenu Stepniak, mal en point et torturé durant sa détention, qui lui demande ses papiers. L’enjeu est la justice, et cela passe par la vérité. Après quoi, seulement, le vieux pourra se confesser, par ses mots (quel monologue !) et par les stigmates. La longueur des plans crée le doute et l’attente, parents de la tension. Patiemment, l’homme de loi écoute après avoir tant bataillé et attend. Quand un espoir point, la photographie s’éclaircit… Avant de redevenir gris.
L’éternel retour
Dans son œuvre, qu’elle soit documentaire ou fictionnelle, le cinéaste ukrainien en revient toujours à un point, celui du rétablissement de la justice. Loznitsa ne travaille pas des effets de réel, mais cherche en ceux-ci la vérité. En cela, son film fait communiquer plusieurs époques, la géopolitique actuelle et les traumatismes collectifs du XXe siècle. Le fascisme (terme utilisé par Stepniak) s’appuie sur la lâcheté et la confusion pour exister, c’est en substance ce que Loznitsa démontre. Brûler les lettres, c’est effacer les histoires.
À la fin, dans un train Moscou-Briansk, après un fastidieux voyage, le héros partage des verres avec deux prétendus ingénieurs-architectes. Le trouble réside dans l’évidence des comportements suspects. Qui sont-ils? D’abord, ils répondent qu’ils sont « liquidateurs ». Un silence gênant. Alors, les deux inconnus rigolent puis trinquent avec Kornev ; ils boivent, chantent accompagnés d’une guitare acoustique. Fausse suspension dans le temps que cet unique moment de vitalité du film au milieu de la pâle austérité. À la fin, c’est un retour au point de départ, les portières ne s’ouvrent pas, le portail du centre du détention, lui, tend ses bras. Fin de l’éternel retour, le véhicule désincarné suit la voie des reclus recarnés : à l’est, rien de nouveau.
Deux procureurs de Sergueï Loznitsa, en salles le 24 septembre 2025