Édito | Jour 4 du Festival de Cannes
L’excellente réception critique de La Petite dernière de Hafsia Herzi mentionne peu ou pas assez les liens qu’entretient le film avec le cinéma d’Abdellatif Kechiche, figure au moins essentielle dans son parcours au cinéma – il la révèle dans La Graine et le Mulet en 2007 pour lequel elle remporte le César du Meilleur espoir l’année suivante, puis elle rejoue chez lui dans Mektoub, my love. Entre-temps, elle est devenue une artiste à part entière qu’il serait réducteur d’encore relier aujourd’hui à Kechiche. Si des traces de son cinéma sont toujours présentes dans sa filmographie, La Petite dernière prend définitivement acte de sa singularité en tant que cinéaste, en tant qu’artiste pleinement accomplie. L’adaptation du livre de Fatima Daas regorge d’inventivité formelle : d’une auto-fiction par fragments monologués, ce récit devient au cinéma un coming of age en quatre saisons qu’on pourrait qualifier de fluide. Le passage d’une saison à l’autre et des environnements que sillonnent l’héroïne se font sans accro, tandis que l’eau fait par exemple office de transition entre une douche avec son amoureuse et un nettoyage de main à la mosquée. Mais il est aussi chargé par des réminiscences de La Vie d’Adèle : une scène à la Pride filmée de manière semblable, une où les deux femmes mangent des pâtes en faisant du bruit, une référence faite à la position des ciseaux – le sexe sera toujours éludé –, des discussions sur un banc au parc…
Hafsia Herzi déplace le terrain de la conflictualité. Ce n’est plus seulement le rapport de classe qui oppresse mais plutôt une profonde jointure entre discrimination ethnique et Islam – l’un et l’autre ne cessant de se nourrir. Par deux fois, Fatima indique être d’origine égyptienne. Mais contrairement à des rapports de force verrouillés et insolubles, La Petite dernière fait le choix du mouvant, Fatima finira par se présenter comme d’origine algérienne comme elle cédera aux avances de Cassandra, comme elle choisira de retourner vers Ji-Na. Si dans La Vie d’Adèle, Kechiche travaille l’incapacité bourgeoise à aimer, Herzi explore ici la capacité à traverser plusieurs milieux (familial et religieux, le lycée, la fac, les groupes d’amis, les boîtes de nuit) et les articuler avec une sexualité à la fois autorisée pour soi-même et proscrite par les autres. Cela se trouve ainsi moins dans la longueur des séquences que dans leur agencement et dans le recours aux ellipses spatiales et temporelles. Ce mouvement de reconfiguration permanent de ce qui se fait et ne se fait pas atteint son apogée dans la séquence finale, face à la maman – on devine qu’elle n’est pas dupe, et Fatima n’est pas dupe qu’elle n’a pas dupé sa maman.
Le constat de la distinction entre les deux films passés, reste ce bel accueil critique au champ lexical doucereux : « touchés en plein cœur », « cœur battant », « cœur tout meuf », « portrait solaire », « portrait sensible et engagé ». Difficile de mesurer la subversion du film quand la grande majorité du public cannois, de la critique et des grands médias en France, est blanche et non-musulmane. La charge que porte le raccord dans le mouvement d’un panoramique vertical, qui juxtapose un corps nu de femme et le minaret de La Grande Mosquée de Paris, ne saurait donc être appréciée depuis un point de vue biaisé qui ne cesse de voir dans l’Islam une religion plus arriérée que les deux autres, ou bien qui applaudit à tout rompre l’émancipation à l’oeuvre dans le film – d’autres parleront peut-être de blanchisation. Hafsia Herzi s’en doute bien, et c’est pour cette raison que l’incursion de la religion musulmane dans cette filiation esthétique (étrangement absente chez Kechiche), est faite avec une délicatesse qui confine parfois à l’absence de véritable aspérité. La Petite dernière est donc une première, et la réception du public lors de sa sortie en salle sera sans doute moins uniforme que sur la Croisette.