Entretien avec Sophie Letourneur, à l’occasion de la sortie de L’Aventura
Alors que l’on monte un escalier menant jusqu’à son appartement, dans une chaleur de bête, Sophie Letourneur est au téléphone avec son équipe technique, confrontant à distance des problèmes de mixage, à trois semaines seulement de la sortie du film. Elle décroche son téléphone et, avant que je ne commence à enregistrer, me parle de ses galères administratives, les problèmes rencontrés avec France Travail.
Sophie Letourneur : On a des galères de mixage pour le film, mais j’ai un problème avec France Travail. C’est ça qui me stresse le plus, alors que le film n’est même pas prêt, c’est fou…
Tsounami : On peut commencer par questionner ce mixage. Il y a une scène où ton personnage se met à pleurer : c’est un effondrement au milieu d’une scène particulièrement bruyante, remplie de sons parasites et contraires, et en tant que spectateur on doit choisir où placer son oreille. Comment tu composes ta matière sonore ?
SL : ça part d’enregistrements réels, et généralement je fais une maquette du film avant de le tourner. Je vais filmer en amont dans les lieux du tournage, pour prendre une empreinte sonore des lieux et de ce qu’on y entend au naturel.
J’étais partie tourner une première maquette avec le scénario, mais avec mes propres enfants (qui ne sont pas les enfants du film, ils sont plus grands) : s’il y a dans la maquette un animal, je vais avoir envie de mettre le même dans le film. C’est cette idée du modèle, de peindre d’après modèle, quitte à en rajouter ou à organiser différemment. J’aime bien que ce ne soit pas abstrait, je ne me dis pas : tiens, il a un côté animal alors je vais mettre un bruit de chien… non, c’est pas du tout symbolique, il n’y a pas de signification des sons. C’est une mélodie que je veux retrouver.
Quant à la construction des dialogues, je le fais souvent à partir de la matière d’enregistrements documentaires, et j’ai tendance à les tripatouiller, les resserrer, les concentrer, les superposer… je recrée un truc un peu symphonique à partir de ça. Mes bandes-sons sont plus bruyantes que les enregistrements, plus condensées. C’est quelque chose que j’adore faire. Et par-dessus ça, il y avait Raoul. Parce que nous on avait la bande-son dans les oreilles, montée avec les dialogues du « vrai » Raoul lors des enregistrements de 2016, sauf que le petit acteur n’était pas présent avec nous, on tournait ses scènes à part – il a fallu alors construire un tissu sonore des Raoul, et ça c’était un des énormes boulots du film. Quand on voit le film sur un premier montage à nu, on n’arrête pas de gueuler sur un enfant qui n’est pas là, c’est hyper bizarre. Le socle de tout le film c’était donc ce tissage des Raoul permanent, sauf dans les quelques scènes où il est absent : quand il va aux toilettes au restaurant, ou qu’il fait sa sieste et que les personnages peuvent sortir… c’est la première fois qu’il y a un son stéréo, qu’on peut entendre les feuilles, les sons de la nature. On peut commencer un peu à écouter.
T : C’est bien que tu parles de l’absence de Raoul au tournage parce que, plus que dans tes autres films, les personnages ne sont pas physiquement ensemble dans le plan. On dirait que tu composes plus que jamais à partir d’une mosaïque de plans serrés.
SL : C’était en partie pour faire fonctionner, comme dans Énorme, le mensonge du champ contre-champ. C’est souvent des raccords dans l’axe de Raoul : tous les contacts physiques du petit c’est sa vraie mère, habillée comme moi, avec les mains comme moi… et l’idée c’est de construire le plan qui va raccorder. Pour Énorme je l’avais fait avec trois mois d’écarts entre le tournage documentaire et le tournage fiction, là c’était dans la scène : on commençait à faire tourner le petit avec sa mère, on notait tout ce qu’il faisait, puis on adaptait les regards aux endroits qui fonctionnaient par rapport à la scène.
La deuxième chose, c’est que j’avais envie de faire un film très pictural, très sensitif. Pour Voyages en Italie, il y avait beaucoup de plans larges, c’était des petits personnages un peu abstraits qui se baladaient dans des cartes postales. Là, c’est un film sur ces corps qui sont fait de la même peau, qui collent dans un lit par la chaleur, ou par le fait de se baigner dans la mer. Je voulais pour ce film un truc très organique, physique, et le plan serré permettait vraiment de montrer ça : les peaux qui rougissent, le bronzage…
T : Peux-tu re-préciser comment fonctionne ton dispositif d’enregistrements ?
SL : Il y a beaucoup d’enregistrements. Et pour ce film ce ne sont pas des enregistrements pris à l’insu, ce sont des mises en scène de récit, sauf que pendant ces récits il y avait beaucoup de vie et c’est la vie qui prenait toujours le dessus. C’est ça qui m’a donné envie de faire le film : on n’arrive pas à enregistrer parce que c’est trop le bordel, la vie grignote la fiction, le récit. Donc pour L’Aventura ce sont surtout des enregistrements dont le cadre était toujours faire un film, mais il y en a d’autres où c’est carrément des improvisations en répétition, qui ne se font jamais au moment du tournage mais bien avant. Pour Voyages en Italie, on s’est mis autour d’une table avec le père de Raoul, on a pris toutes les séquences du film et on s’est fait tous les dialogues en impro. Ce sont ces dialogues-là qui étaient ensuite dans les oreillettes. Pour L’Aventura, beaucoup de choses avaient déjà été enregistrées au préalable du tournage de la maquette.
T : Et ce dispositif, tu décides cette fois-ci de l’intégrer pleinement dans la diégèse du film. Pourquoi le faire signifier ? Et est-ce que tu as vécu une évolution technique liée à l’enregistrement, qui aurait modifié ton rapport à cette stratégie de mise en scène ?
SL : C’est une bonne question, parce qu’il y a quand même beaucoup de choses que j’ai pu récupérer de l’enregistrement de 2016. Beaucoup de phrases du Raoul de l’époque sont dans la bouche du petit Esteban [l’acteur du film]. Le tissu sonore a beaucoup été fait avec des phrases de mon Raoul à moi. Et ce qui est bizarre, c’est que pendant le tournage j’ai ma propre voix de 2016 dans l’oreille, et je dis les phrases tellement de la même façon que parfois j’ai collé l’enregistrement de 2016 en post-synchro lorsqu’il y avait un « vrai » Raoul sur ma voix, pour rajouter de la matière. Et ça c’est possible parce que je l’ai fait avec un iPhone, qui enregistre hyper bien le son, et que la mixeuse a ensuite fait un boulot de dingue.
T : Tu travailles beaucoup avec les mêmes personnes, on pense à Laetitia Goffi qui est importante depuis tes premiers films et qui est maintenant créditée au scénario du film. Qu’est-ce qui a évolué dans ta manière de faire tes films ?
SL : Voyages en Italie était déjà écrit avec Laetitia. Elle m’accompagne sur l’écriture, la prépa, et parce que je produis aussi… c’est un tout, c’est organique à l’image de mes films. C’était cohérent qu’elle participe au scénario. Mais ça devient de plus en plus compliqué de faire un film. Heureusement que j’ai une équipe qui me suit et qui a accepté de faire le film dans ces conditions. Vu le nombre de jours de tournages qu’on avait, heureusement que j’ai une équipe extrêmement précise, efficace, et qui sait comment je travaille. C’est un exploit d’avoir fait ce film avec aussi peu d’argent, qui a une forme exigeante.
T : Tu peux parler un peu plus des conditions de production, de ce film-ci mais de tes films en général ? On a l’impression que tu navigues dans différentes économies : tu as joué le jeu du casting à un moment pour Énorme, le précédent avait eu l’avance sur recettes1 et un soutien de Arte, alors que celui-ci s’est fait avec presque aucun argent, en auto-production. C’est un choix délibéré, différentes économies appelant différentes formes, ou est-ce que tu prends ce qu’il y a et navigue au sein des contraintes ?
SL : En fait pour Énorme on était moins que sur L’Aventura. On avait une kangoo, une caméra… là, on en avait deux, et puis il y a des enfants, c’est un film itinérant. Ce film aurait dû coûter bien plus cher qu’Énorme. Sur L’Aventura on a quand même respecté les règles, tout le monde était payé au salaire minimum, 100€ par jour de tournage. Contrairement à ce qu’on pense, Énorme c’était très peu cher : tourné en deux temps, dont un mois en documentaire, et même si on était en annexe 12 avec des acteurs connus, ça coûtait peu. Il est très simple : pas de maquillage, pas de costume, des plans fixes sans machinerie. On était parti pour le tourner avec moins d’argent que pour Gaby Baby Doll, pour lequel j’avais une grosse équipe. Énorme on tournait dans une maternité donc on devait être très peu, et puisque c’était essentiellement du champ contre-champ avec des images documentaires on ne pouvait pas se permettre de faire une image différente, donc aucune lumière sur les acteurs.
Pour le prochain, la situation économique est le point de départ de l’écriture du film, c’est un constat : est-ce que j’arrête ? Il y a un moment où les gens qui travaillent avec moi ne voudront plus, et même pour moi c’est plus possible, je ne sais pas où j’ai eu cette énergie. Le film commence donc comme ça : Sophie, tu vas arrêter de jouer dans tes films, arrêter de tendre le bâton pour te faire battre, et puis en plus tes films invendables à l’inter avec trop de dialogues, des dialogues superposés, intraduisibles et insoutitrables… – donc hop, le film est en anglais. Le truc ce serait de prendre toutes les critiques, tout ce qui m’empêche d’avoir un peu de confort pour faire des films, et d’essayer de faire un film là-dessus. D’essayer de faire le film qu’on me demande de faire, mais c’est dans le film !
T : Et justement, la réception critique de tes films. Il y a quelques années, surtout au moment où Énorme est arrivé, on était quelques-uns déjà à dire que Sophie Letourneur était une des plus importantes figures du cinéma français. De plus en plus de personnes se rajoutent au train avec les derniers films, mais on dirait que pour toi, économiquement et pour faire tes films, ça ne bouge pas…
SL : Ça me fait plaisir que tu dises cette phrase. Pour moi c’est très dur, il y a eu beaucoup d’incompréhension, notamment du fait de ne pas avoir eu l’avance après réalisation… Les gens qui se rajoutent au train, malheureusement, ce ne sont pas ceux qui ont du pouvoir, pour qui c’est dans leur intérêt que le système perdure. Ceux qui ont du pouvoir ils ne préfèrent pas que les gens fassent des choses hors-système, leur but c’est plutôt de dire : vous ne pouvez pas faire des films si vous n’êtes pas autorisés à les faire, donc moi il vaut mieux que je disparaisse du tableau. Heureusement, il y a des jeunes, il y a la presse, tous ces gens qui existent, qui aiment mes films, et qui m’aident à avoir la force de continuer. Faire un film avec si peu d’argent, c’est un peu n’importe quoi, et c’est pas rassurant pour eux. Peut-être qu’un jour ce sera plus facile, et j’espère rapidement, parce que je vais vraiment finir par arrêter.
T : Et puis il y a une grande cohérence entre tes films.
SL : Oui, c’est parce que je suis sincère dans mes envies, dans mes pulsions de création, et cette sincérité crée une cohérence. Je peux pas trop me plaindre non plus, parce que je sais très bien ce qu’il faudrait que je fasse pour que ça se débloque, mais je n’en ai pas envie. Faire des petits efforts, faire des films un tout petit plus dans le marché… ça ne me fait pas délirer. Je préfère faire des choses complètement différentes, par exemple je prépare un film avec Studio Canal qui n’a rien à voir avec ce que je fais, qui ne parle pas de moi – dans ce cadre, ça ne sera je l’espère pas trop dur de rentrer dans des codes de fiction.
Mais mes films personnels, ceux dont je ne peux pas faire autrement que de les faire, ce serait compliqué d’en faire des films « du milieu ». Si je pouvais avoir un tout petit plus… Ne serait-ce qu’on me file l’avance après réalisation maintenant que le film est réussi, que j’ai pris des risques, qu’il se retrouve à l’ACID, et qu’il a des bonnes critiques… non, il faut vraiment que j’en paie l’addition : t’as fait ton film alors que personne t’as donné l’autorisation, que personne ne voulait que tu le fasses, alors tu vas payer.
Entretien par Pierre Guidez à Paris le 19 juin 2025
- Les avances sur recettes du CNC avant ou après réalisation, sont des aides essentielles dans l’écosystème de production français, et ont beaucoup permis l’émergence de cinéphilies économiquement fragiles. C’est d’elle dont dépend le plus souvent le soutien d’un diffuseur (télévision ou distributeur). Cette aide, dont a bénéficié la cinéaste pour ses précédents films depuis les Coquillettes (avant réalisation pour Gaby Baby Doll ou Voyages en Italie, mais après réalisation pour Énorme), n’est pas systématique et elle ne l’a pas obtenue pour L’Aventura.
↩︎ - Les annexes 1 et 2 de la convention collective de la production cinématographique statue sur le salaire minimum des techniciens en fonction du budget du film. Des films dits sous-financés, comme c’est le cas souvent pour les films de Sophie Letourneur, peuvent bénéficier d’une dérogation qui nivelle par le bas ce salaire minimum et qu’on appelle communément annexe 3, et qui concernent pour la fiction les films dont le budget de production est en-dessous des 3,1 millions d’€. L’Aventura, qui n’a pas obtenu l’avance sur recettes du CNC ni de soutien télévision, bénéficie de la dérogation de l’annexe 3. ↩︎