Film de cube

Critique | L’Inconnu de la Grande Arche de Stéphane Demoustier | Un certain regard (UCR)

Alors que le film s’ouvre sur la révélation à l’Élysée du grand gagnant du concours organisé par François Mitterrand pour la création d’un monument dans le nouveau quartier de la Défense, inscrivant la Vème République dans la directe lignée de l’axe historique parisien composé par l’Arc de Triomphe et par le Louvre, l’aspect éminemment politique de cette construction n’est pas tant abordée sinon sous le prisme de la contrainte économique que cela entraîne. Car le film s’intéresse davantage à l’architecte Johan Otto von Spreckelsen (Claes Bang), démiurge incompris et intransigeant. Ses demandes de diva – extrêmement exigeantes pour quelqu’un qui n’était qu’un inconnu tout nu lorsque Subilon, conseiller du président (Xavier Dolan) l’a trouvé au milieu d’un lac paumé – sont considérées avec distance, donnant au film une tonalité parodique. À l’inverse de The Brutalist (Brady Corbet, 2025), Stéphane Demoustier ne recherche pas la monumentalité (ce qui ne l’empêche pas de faire de magnifiques plans larges sur les ouvrages). Bien au contraire, il jette un pavé dans le marbre de l’esprit de sérieux de ces grands monsieurs qui se prennent pour des quelqu’un.

Ériger des monuments, c’est un jeu d’enfant

Engoncés dans leurs costumes tirés à quatre épingles, tous les personnages, architectes et politiciens, n’ont de grandiloquent que leur ego démesuré. Le décalage que crée Demoustier entre le sérieux des décisions qui sont prises et les réalités de terrain participe d’une gentille moquerie sur leur aspect enfantin : ce sont des grands enfants qui jouent avec des kaplas en marbre trop grands pour leurs petites mains potelées. Pour tester la capacité d’adhésion des plaques de Carrare en cas de pluie, le président Mitterrand a lui-même revêtu des grandes bottes en plastique et patauge dans la gadoue, presque avec délectation. L’intransigeance de Johan le grand démiurge dégénère en grosses colères trépignantes, notamment quand il se retourne contre sa femme qui passait par là et qu’il tient souvent pour responsable de tous ses maux (car oui, elle travaille à ses côtés au cas où vous ne l’auriez pas remarquée), et vers qui il revient tout penaud, la queue entre les jambes.

Cœur de pierre

L’intérêt du film tient surtout des ses effets de montage, qui au-delà de l’association comique qu’ils créent, disent quelque chose de plus profond sur le rapport litho-érotique que ces hommes entretiennent. La maquette du cube (qui finira par s’appeler la Grande Arche, du nom donné par l’architecte exécutant joué par Swann Arlaud), disparaît pour laisser place à un morceau de poisson en cube en train d’être ajusté sur un hameçon. La découpe de marbre se superpose à une tranche de prosciutto dégustée pour l’apéro. La pierre est intrinsèquement liée à la viande et devient par là-même un signe de virilité carnassière (dur comme de la pierre, dit-on). Le président parle de la « sensualité du marbre », alors que les propositions tendancieuses de la carriériste, le soir devant la porte de sa chambre, laissent Johan de marbre. La quête de monumentalité n’est alors plus traitée comme un rapport de pouvoir mais comme un désir de jouissance à la pureté de celui d’un enfant qui joue à être. Telle est la question d’un film qui aurait pu se nommer L’Aventurier de la Grande Arche perdue.

L’inconnu de la grande arche de Stéphane Demoustier, prochainement au cinéma