Critique | Jeunes Mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne, 2025 | Compétition
Et pourtant après dix sélections en compétition à Cannes, le cinéma des Dardenne reste stimulant, une étude qu’il faut continuer de mener au cas par cas. Il est impossible de juger leur forme dans l’abstrait : leurs plans séquences, leur sens du rythme ou de la pression, le regard qu’ils portent sur leurs personnages fluctue et se renouvelle bien à chaque film. Pourquoi aime-t-on autant L’Enfant (2005, Palme d’Or), plutôt bien Deux jours, une nuit (2014, avec Marion Cotillard) mais Tori et Lokita pas du tout ? Le premier trace une ligne droite, ténue, rageante, et il s’y tient — c’est la part bornée de leur cinéma. Le deuxième témoigne de leur incroyable sens de la direction d’acteurice avec une Cotillard époustouflante de crédibilité en prolo licenciée, mais aussi de leur angle mort fantasmatique : juridiquement le film ne tient pas une seconde, il ne s’intéresse pas aux structures et n’a de yeux que pour son actrice. Le dernier en date, bien qu’il ouvrait un certain horizon en mettant deux personnages en son centre, dépassait toutes les bornes par la multiplication démesurée des péripéties qui s’abattent sur le même personnage ; c’est leur tendance au pathos parfois bourrin, fétichisation des plus démunis et victoire du scénario sur la trivialité du réel.
Le cinéma des Dardenne se lit donc à travers tout un ensemble de variables dont l’agencement au sein d’équations particulières peut donner toute une variété de résultats. Et ce n’est pas Jeunes Mères qui nous convaincra du contraire : la patte des Dardenne se reconnaît immédiatement, avec ses qualités comme ses travers, bien qu’elle innove par la choralité des récits mis en scène. C’est sans aucun doute l’apport le plus convaincant du film dans la mesure où la fragmentation de la narration s’accompagne d’une division des problèmes (on suit cinq jeunes mères, chacune rencontre un problème particulier). Mais l’ajout qui devait stabiliser l’équation ne fait en réalité que déplacer le problème : cela devient scolaire et programmatique…
Elles s’appellent Perla, Jessica, Julie, Naïma et Ariane. Encore adolescentes, elles sont déjà mères ou enceintes. Elles vivent ensemble dans une maison maternelle, un lieu où elles sont aidées et encadrées dans leurs premiers pas de la vie de parent. Dans ce film choral, un tel lieu officie comme dénominateur commun, le prétexte à leur réunion, une zone neutre où l’on peut saisir d’autres personnages au sein d’une séquence portée par l’une d’entre elles. En ce sens, la multiplication des protagonistes, bien que trop pédagogique, offre une bouffée d’air frais dans le système Dardenne : elle permet de disposer dans le parcours de chaque jeune mère des difficultés précises, sans craindre de faire d’elles des souffre-douleur heureux d’accueillir toute la détresse du monde (Tori et Lokita). Perla attend de savoir si son copain restera avec elle pour choisir de garder son enfant ou non, Ariane est oppressée par sa mère, dont l’état psychologique et son appartement lui interdisent d’accueillir sa fille et son bébé, Julie commence à s’en sortir mais lutte aussi contre une addiction à la drogue… Avec Jeunes Mères donc, pas de martyrs exemplaires, seulement des cas d’école.
Social ou politique ?
Jeunes Mères fonctionne alors comme une galerie de portraits de mères courages, individualisées et rendues à leur pleine humanité par le dispositif formel qui privilégie les plans-séquences et les plans rapprochés. Par cette forme, les Dardenne n’évitent pas seulement de tomber dans leur propres manies, ils trouvent là une conjecture parfaitement adaptée pour illustrer les nombreux affects et injonctions contradictoires auxquelles sont confrontées ces jeunes femmes, la plupart du temps sans revenus. Ainsi, les séquences les plus réussies du film sont celles où l’ambiguïté domine leurs comportements, lorsqu’il n’est plus possible de distinguer pourquoi une personne agit ainsi, malgré tout ce que l’on sait d’elle : quand Perla refuse de donner le biberon à son fils, exprime-t-elle son refus de le garder ou n’est-elle pas juste exténuée, une enfant elle aussi, qui aimerait qu’on s’occupe d’elle comme on lui demande de le faire pour son bébé ? Pourquoi Julie retombe-t-elle dans la drogue au moment même où la lumière semble pointer au bout du tunnel ? Qu’est-ce que cela change pour la mère de demander à la famille adoptante s’ils savent jouer d’un instrument, et s’ils pourront l’enseigner à son enfant ? Il n’y a pas de réponse, rien à en tirer, sinon des êtres pris dans des spirales éreintantes, et qui d’un coup, en une larme, une ligne de dialogue ou un regard, font éclore un moment de vrai, une vérité enfouie au fond de leur personnage. La détresse, la résignation ou l’abandon à l’état pur, surgissant sans autre option ou issue.
Mais en se concentrant autant sur ses cinq personnages, le film échoue à filmer, par-delà leurs conditions individuelles, l’état global d’un système social de soin et d’accompagnement, qui semble ici fonctionner à la perfection, sans manques ni menaces de fermeture. La maison maternelle semble ne jamais manquer de rien (est-ce vraiment le cas ? et ces autres jeunes mères qui ne peuvent y vivre faute de place, comment font-elles ?), on rentre et sort de l’hôpital en un claquement de doigt… Filmer le social, ce n’est pas filmer la politique. Surtout, cela montre la difficulté (l’impasse ?) que rencontrent les cinéastes à articuler deux niveaux d’analyse au sein d’un même film — et explique leur appétence pour filmer une unique chose, en gros plan, et ce, dès le titre : Rosetta, L’enfant, Le fils, Le Gamin au vélo, Le Jeune Ahmed… Avec Jeunes Mères, le titre et le film sont au pluriel certes, mais ils ne passent pas encore du film social exemplaire au grand film politique brut et déroutant que l’on attend.
Jeunes Mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne, en salles le 23 mai 2025