Critique | Sirat d’Oliver Laxe | Competition (SO)
De grosses basses poussiéreuses, quelques mains de teuffeur·ses aguerri·e·s capturées en gros plan, du sable, beaucoup de sable. On branche les fils à l’arrière, un puis deux, quatre, tous. La musique pulse, la fête commence, ils sont des centaines dans le désert marocain. La fête déborde de chaque coin du cadre. Quand tout à coup, Sergi Lopez coupe la foule accompagné de son fils, à la recherche de sa fille aînée disparue il y a cinq mois. D’emblée, Sirat pose une anomalie, l’hétérogénéité d’une situation et d’un personnage qui promettent autant la gravité que l’imprévisibilité du grand chemin à venir. La techno continue d’installer une ambiance lascive, « c’est pas fait pour être écouté mais pour être dansé » philosophera l’une des protagonistes prenant part au voyage.
Sirat présente d’abord cette étrangeté qui le fait se dérober au spectateur, alors qu’il accumule à force de répétitions et entassement les mêmes effets de montage : le film part d’abord de son décor désertique, ensuite de l’atmosphère qu’installe sa rencontre avec le son de la rave. De là, il s’autorise à s’élever vers une certaine abstraction, un état mental en résonance avec celui traversé par les personnages, à coup de fondus et distances traversées à toute vitesse en autos. Il y a aussi peu d’avenir tracé pour cette troupe à l’horizon que Laxe ne leur donne de contexte ou caractérisation : nous ne saurons rien des personnages que nous suivons sinon que Luis cherche sa fille avec son fils Esteban, et qu’il suit un petit groupe de teuffeur·ses dans l’espoir de la retrouver à une rave qui aura lieu plus loin, près de la frontière avec la Mauritanie. Une sécheresse enrobée d’abondance sensorielle, qui casse net avec toute esthétisation : la techno n’est pas poussive (le BPM reste raisonnable), elle cherche l’irréversible point de transe.
Rencontre avec la matière
Lorsque le groupe se constitue et part finalement pour une nouvelle fête, Sirat renoue alors avec une veine du cinéma des années 1970 dédiée à la recherche des limites physiques de cet art, : Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog, 1972), Le Convoi de la peur (William Friedkin, 1977, cité explicitement), Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979)… Mais au lieu de planter son film dans une quête de démesure et de technicité qui aurait bien perdu de son sens cinquante ans plus tard, le réalisateur reconduit sa troupe à la concrétude du réel avec une grande violence. Passant les obstacles les uns après les autres, on commencerait à s’habituer à un régime lent et de labeur propre à cette trempe de films, quand un retournement de situation vient rabattre toutes les cartes du scénario : Esteban jouant trop près du bord de la falaise, Luis lui demande de rentrer dans la voiture le temps qu’il finisse de dégager un van d’un nid de poule. Ils y arrivent enfin quand ils voient soudainement la voiture de Luis dévaler la route, et son fils ne pas utiliser le frein à main.
La brutalité de l’accident que rien ne présageait fait l’effet d’une claque. Pire : la scène est d’une rapidité confondante, et la mort est à peine passée par là qu’il n’y a plus rien à faire, croire ou espérer. Passer à la suite et garder son sang-froid à quelques centimètres d’un homme qui vient de perdre son deuxième enfant. Ce retournement propulse alors le film dans une seconde partie désespérée et nihiliste, où l’absence d’avenir se réduit drastiquement à une question de survie, un pas après l’autre. « Quand le choc sera passé, ce sera violent » dit l’une des teuffeuses à son ami en voyant Luis déambuler en vain. Ils ne le savent pas encore, mais des chocs il ne restera plus que de ça. Dansant dans un désert qui se perd à perte de vue pour tenter d’oublier l’inimaginable, une seconde personne du groupe est victime d’un accident mortel lorsqu’elle marche par mégarde sur une mine. C’est un coup d’estoc. Deux morts si réalistes en si peu de temps ? L’effet de surprise est d’une grande violence : la culpabilité et la responsabilité des uns et des autres s’emmêlent (Luis se sent coupable d’avoir demandé à son fils d’entrer dans la voiture, les autres d’avoir posé leurs caissons sur ce champ de mine pour digérer cette première mort…), c’est un dur retour au réel. Que pensaient-ils trouver d’autre à la frontière avec la Mauritanie ?
Mais plutôt que de tomber dans une surenchère qui briserait l’effet de terreur dans lequel est tenu le spectateur, le réalisateur transforme alors le décor de son film en un échiquier à possibilités infinies. Chaque pas devient dangereux, l’état de trouble des personnages les rend imprévisibles, au bord de la folie. Comment rejoindre les corps de celles et ceux qui dansaient il y a encore quelques secondes ? La crête de la colline à l’horizon ? On retrouve alors l’aridité du réel que touchait par exemple Gerry de Gus van Sant. Cela faisait peut-être des années qu’un plan fixe ne nous avait pas tenu ainsi en haleine : pour quitter le terrain miné, les survivants bloquent l’accélérateur des véhicules les uns après les autres pour vérifier l’absence d’explosifs sur leur chemin. Le premier explose, puis le second. À bout de force, sans solutions, Luis marche en ligne droite sans s’arrêter, la tension est à son paroxysme, la scène d’une simplicité effarante. Sirat : pont entre l’enfer et le paradis, épais comme un cheveux et aiguisé comme une lame. Depuis le point de vue de Luis, il n’y a ni enfer ni paradis à l’horizon. Il n’y a tout simplement pas de solution.
Sirat d’Oliver Laxe, le 3 septembre 2025 au cinéma