Critique | « Trilogie du Tohoku » de Ryusuke Hamaguchi et Ko Sakai | Cinéma du Réel 2025
Filmer autre chose que la catastrophe, la prendre par autre part, parer les images télévisuelles qui écrasent tout depuis l’hélicoptère, c’est le devoir minimal d’un cinéaste. Le Réel l’oblige.
Ecouter donc des témoignages, c’est ce que font Hamaguchi et Sakai dans cette série d’entretiens, réalisés deux et six mois après le tsunami de 2011, qui composent un triptyque (The Sound of Waves, Voices from the waves : Shinchimachi et Voices from the waves : Kesennuma), où trois simples questions sont posées en off :
– Que faisiez-vous le 11 mars ? (Date du séisme et tsunami)
– Que faisiez-vous le 14 mars ? (Date de l’explosion de la centrale)
– Que faisiez-vous avant le 10 mars ?
Comme la vieille dame en ouverture qui conte les tsunamis de 1896 et 1933, aquarelles à l’appui, chacun dresse son récit de 2011, constitue une petite mémoire de ce que la vague a rasé. Seules les libres divagations des rescapés peuvent rendre compte de ce qui a disparu. Tout comme une série de gestes, de rapports à l’environnement, définissait peu à peu une communauté dans Le mal n’existe pas, les témoignages dressent les contours de ce que vivre là peut bien vouloir dire : l’odeur de la mer et du crabe, les visages vaguement familiers et aujourd’hui disparus ; une série d’impressions qui n’apparaissent à soi qu’une fois le vide en place.
Mais l’on sent bien que ce qui est dit n’intéresse pas tant Hamaguchi et Sakai que le fait de dire lui même et les conditions de survenue de la parole. Ne souhaitant pas filmer les paysages dévastés, ils ne voulaient pas davantage enregistrer les souffrances des victimes. Dans les deux autres opus, le drame se fait moins présent – la distance temporelle l’explique en partie, six mois sont passés – et les conversations s’ouvrent. Le dispositif le permet car dans une partie des entretiens, qu’il s’agisse d’un couple, d’un père et son fils, de deux amies, le réalisateur n’intervient pas et les gens s’interrogent eux-mêmes. Chacun est donc en position de faire parler l’autre, et cela, seule une caméra le rend possible. Nous sommes filmés, il faut bien dire quelque chose (et son corollaire : si je me tais, l’autre devra bien parler). C’est la phrase pour rompre le silence gênant qui fait dire à une femme qu’elle n’attendait pas un mari comme lui. C’est de ce même silence qu’un amant attend que sa copine lui dise qu’elle l’aime.
Deuxième miracle de la caméra : chacun joue toujours un peu son propre rôle quand il se sait filmé. D’autant plus qu’à chaque début d’entretien, Hamaguchi fait se présenter les protagonistes alors qu’ils se connaissent bien. La facticité de la chose les fait immanquablement rire et les voici basculés dans le jeu, ils vont pouvoir parler. Comme tout bon dispositif crée les conditions de son débordement, ce qui partait comme une série de discours sur le drame finit par être bien plus. On se met à rire d’un père et d’un fils qui s’engueulent sur la pêche et d’autres échanges où, dans les interstices de la catastrophe, se glisse partout la vie continuée.