A real pain in the ass 

Critique | A Real Pain de Jesse Eisenberg, 2025

En attendant l’avion pour la Pologne dans lequel se retrouvent deux cousins Juifs en quête initiatique de leurs origines sur la terre natale de leur grand-mère récemment décédée, Benji (Kieran Culkin) prend petit à petit possession du sachet de fruits secs que lui avait gracieusement prêté David (Jesse Eisenberg) pour qu’il se serve. Retournement de situation proche d’un processus de gaslighting (Benji se met à proposer à David ses propres fruits secs), Jesse Eisenberg semble lui-même pris dans ce phénomène vis-à-vis de son personnage, dont il voit les mécanismes mais se laisse gagner par l’indulgence engendrée par le charisme du garçon.

Buddy movie de mecs sensibles, tellement sensibles que Benji a tenté d’attenter à ses jours quelques mois plus tôt, le film veut prendre à rebours les codes du genre pour donner à voir une masculinité loin des stéréotypes du mâle alpha. L’idée de départ est séduisante – faire d’un voyage organisé autour de l’Holocauste un lieu de questionnement sur les capacités du tourisme de masse à faire feu de toute baraque en bois, même des chambres à gaz, avec tout le cynisme de notre cher système économique, capable de marchander sur un génocide ethnique sans limite ethique. Nonobstant, toutes les réactions de répulsion dont peuvent témoigner les personnages dans un premier temps sont systématiquement surmontées par l’intervention d’un Benji insouciant, qui n’a de revendications morales que pour construire son personnage de gars sympathiquement empathique. Ainsi du monument guerrier devant lequel Benji tient absolument à se faire photographier dans une mise en scène douteuse, qui rejoue le front, entraînant toute la troupe de touristes avec lui dans ses bêtises ; ou encore lorsqu’il pique une crise car il trouve absurde et indigne de se retrouver dans un wagon de première classe qui traverse la Pologne, suivant la même route que bien des déportés… pour finalement se retrouver en première classe dans un autre train après avoir fui le contrôleur. Mais cette fois-ci « c’est bien mérité ».

Cette versatilité enfantine agace plus qu’elle n’attendrit, quand bien même David-Jesse, lui, succombe. L’irresponsabilité de cet homme est non seulement acceptée mais bien plus encore admirée précisément pour cette capacité à se détacher de tout, à commencer par les règles du vivre-ensemble. À l’instar de son personnage, le réalisateur pardonne tout à Benji, encadrant son visage du titre du film lors des deux génériques, qui fonctionnent tous les deux autour d’un travelling faisant demi-tour pour finalement trouver son personnage dans la foule anonyme de l’aéroport. Ego trip qui ne dit pas son nom lorsqu’il ne sert plus à présenter un personnage mais à clôturer le film (il aime toujours à se perdre dans la foule anonyme, mais lui ne l’est plus pour la caméra). Cet homme-là souffre, c’est un fait – le titre le dit – on doit l’accepter. De quoi précisément ? On ne le saura jamais vraiment. Mais c’est réel. Symbole de liberté absolue et novatrice pour les uns,  Benji est bel et bien un gars comme les autres, qui à force de s’en foutre de tout, ne suscite plus rien chez nous, même pas de la compassion devant sa dite souffrance d’homme souffrant. On nous l’a trop faite, cette comédie-là.

Lors d’un dîner, Benji se retire en rôtant, complètement ivre, laisse David démuni face à l’auditoire, incapable de ne plus rien justifier du comportement de son cousin, ne supportant plus de devoir le supporter, lui, le dépressif de service qui vit encore chez sa maman. Si David tente de relativiser les douleurs (qu’est-ce que la souffrance du bourgeois face à l’horreur des camps ?) sans les hiérarchiser, le retour du grand prince entamant un morceau de piano laisse tout le monde bouche bée devant cet artiste maudit.

Maudits artistes. Benji, tornade dans ce petit groupes de touristes américains bien installés dans la vie malgré des racines de rescapés, vole toute la lumière à son cousin qui a passé le séjour à réparer les pots cassés qu’il a laissé dans son sillon : il leur a changé la vie, vous comprenez ma bonne dame. Pour finir tout seul, l’œil douloureux, à l’aéroport, le pauvre. Quelle tragédie. Souffrance mon cul.

A Real Pain de Jesse Eisenberg, en salles le 26 février 2025