Critique | Alger de Chakib Taleb Bendiab, 2025
Par où commencer ?
Par la fin, peut-être.
Une rue algéroise, la nuit. En hors-champ, des voix montent — des voix de foule, avec leurs raisons, leurs colères : pénurie d’eau, pénurie de vie. C’est là, dans cette scène, qu’un espace se desserre pour la première fois, peut-être.
Alger, filmée depuis le début en transitions — entre deux engueulades (ça crie beaucoup, dans ce film), entre deux séquences, entre deux doutes — s’ouvre enfin un peu. Chakib Taleb Bendiab, l’auteur d’Alger, insuffle de l’air.
Il montre ses deux personnages principaux dans un mouvement à la fois éprouvant et nécessaire : l’un tente de porter l’autre, corps vacillant, presque brisé, quelque part entre la vie et la mort. Ils avancent, droits devant eux, comme on marcherait vers une hypothèse.
Oui, ça se desserre.
Car ce film, réalisé il y a quelques années, montré récemment dans des festivals (avec succès), projeté dans certaines villes d’Algérie où il est accueilli en grande pompe, existe d’abord comme une tension. Sur la toile, un polar : un ravisseur d’enfants, une ville nerveuse, des personnages laissés en plan. Et en arrière-fond, la grande Histoire, encore mal digérée, mal revisitée, mal rediscutée. 196 mètres (autre titre du film) a cette particularité d’être en plan serré. Visuellement, métaphoriquement.
Une mèche, un monde
Oui mais alors, comment commencer ? Peut-être par le geste cinéphile de l’auteur.
Parce que 196 mètres regorge de captations et d’élans. Des morceaux de cinéma, réappropriés, distillés, transformés en une déclinaison personnelle. Mais qu’est-ce qu’un « film de cinéphile » ? Une question pertinente ou simplement un faux problème ? Ici, le film semble ramener son auteur à ce qui l’a façonné : ce cinéma qu’il a regardé, ce cinéma qui l’a construit, ce cinéma qui lui permet, surtout, de se questionner sur ses propres origines. D’où il vient. D’où il naît. D’où il fuit.
Parce qu’il s’agit bien de fuite. Une fuite qui traverse ses personnages, maladroite, presque douloureuse.
Ces gestes, ce sont des gestes de cinéma. Et c’est là le paradoxe : ce que nous voyons en eux, nous l’avons déjà vu ailleurs. Pire encore, nous l’anticipons. La femme psy, avec ses doutes, ses peurs, cette férocité d’exister contre vents et marées – nous la connaissons. On l’a déjà vue dans d’autres films : algériens, africains, américains, partout. Le jeune flic, faussement idéaliste, idem. Le vieux flic (incarné par l’honnête Hichem Mesbah), hanté par les fantômes de la décennie noire, cette grande Histoire lourde de centaines de milliers de morts, cet homme qui s’excuse honteusement d’être encore là, vivant, alors que tant d’autres ont été effacés – cela aussi, on connaît.
Et la ville. Cette marmite bouillante. Une entité nerveuse qui regarde tout ce petit monde se débattre, qui enserre ses rues comme on ferme une cage. Alger, la prison et la fuite, toujours inséparables. Rien de tout cela n’est vraiment nouveau.
Même si le cinéaste les aime, ses personnages, ses acteurs et actrices. Voyez comme il se penche vers Hichem Mesbah, l’écoutant sans impatience, alors que ce dernier ne parle pas de son rôle mais de lui-même.
Voyez son regard sur cette mèche de cheveux de Meriem Medjkane. Un détail, peut-être, mais non, pas vraiment. C’est là que tout se joue : cette mèche parle d’ailleurs, d’absences et de présences, d’une contradiction qui hante chaque hors-champ. Elle est déjà une fissure, une promesse.
Et puis, Nabil Asli.
Deux prédateurs qui s’évaluent dans un échange silencieux. Chakib lui offre des plans, mais à la fin, il l’enferme. Comme s’il doutait encore du pouvoir du cinéma, de cette capacité à tout rendre nécessaire.
Alors, que faire ?
En 2025, comment croire encore qu’on peut venir avec des images sans que ces images soient déjà celles des autres ?
Comment cette cinéphilie, cet amour viscéral du cinéma, pourrait-il cesser un moment de se nommer pour devenir autre chose – une rampe, un tremplin, vers une nouvelle manière de voir ? Le film resserre ses plans, oui. Les gestes deviennent plus précis, les visages plus proches. Mais est-ce suffisant ? Cette économie de l’espace, ce huis clos tendu, a-t-il vraiment produit quelque chose de sensé ? La question reste ouverte. Peut-être qu’elle n’attend pas de réponse. Peut-être qu’elle se contente d’exister, comme un plan serré qui refuse de lâcher prise.
Le plan qui s’étouffe
À force, tout se resserre. On voudrait respirer, mais le cadre se ferme. Chez Chakib Taleb-Bendiab, la caméra semble craindre l’ouverture. Le plan vacille, pris d’un tremblement qu’on espère fécond, mais qui finit par étouffer le souffle du film. Il y a là une tension constante entre ce qui est voulu et ce qui advient, entre l’intention d’un cinéma habité et la peur de sa propre démesure.
Cette peur s’incarne dans les corps et les regards. Prenons Dounia Assam, docteure en psychologie, moteur du récit. Tout son geste — réconcilier, comprendre, écouter — appelle l’espace, l’air, la durée. Mais le film ne lui laisse jamais cette respiration. Quand Dounia parle, la caméra se fige ; quand elle doute, elle s’approche trop près. La parole devient soupir, l’émotion s’étrangle. On voudrait sentir le temps de la pensée, mais le montage coupe court, comme s’il redoutait que la vie déborde.
Cette peur du débordement devient le vrai sujet du film. On la retrouve dans cette scène de voiture, lorsque Dounia et Sami semblent sur le point de se rejoindre — un instant d’intimité possible, presque tendre. Mais Chakib refuse de les inclure dans un même plan. Le champ/contre-champ ici n’est plus un dialogue, c’est une cloison. Une séparation symbolique. La caméra trace des frontières au lieu de les franchir. Et tout se joue là : le refus du plan ouvert, le refus du partage.
Plus loin, quand Dounia est submergée par le réel — les cris, les corps, la peur —, le cadre ne se met pas en retrait : il renchérit. Il double l’émotion, la surligne, comme s’il ne faisait pas confiance au jeu. C’est la même méfiance, encore : peur de laisser les choses être. Peur du hasard, du désordre, du hors-champ.
Et lorsque vient le moment de la vérité — cette confrontation finale, cette lumière qui semblait à portée —, la caméra choisit encore la fermeture. Les pieds du kidnappeur, un fragment de visage, un geste interrompu : tout est morcelé. Les émotions s’évaporent dans ces plans étriqués, incapables de contenir la durée. On sent que Chakib veut atteindre à la densité, mais le cadre le trahit. Il reste au bord du monde qu’il voudrait ouvrir.
Pourquoi cette peur de la liberté ?
Parce que son cinéma, fébrile, ne cesse d’aimer ce qu’il filme tout en craignant de le perdre. Il s’approche du souffle mais le retient. Il effleure l’essentiel sans oser le saisir. On dirait que chaque plan hésite à s’élargir, qu’il redoute le vide et l’imprévu — comme un cinéphile qui aime trop ses images pour les laisser vivre.
L’adieu aux vivants
Finissons là où tout a commencé : ce dernier plan, à la fois beau et énigmatique, qui semble résonner avec le regard ambigu du cinéaste. D’un côté, il y a cet épilogue flottant, indécis, où l’on croit apercevoir, dans un éclair, une idée de monde, et donc une idée de cinéma. Deux personnages s’incarnent réellement, là, dans leurs regards, dans ces gestes infimes, presque imperceptibles, qui dévoilent tout. Ils existent devant nous, mais pas uniquement pour eux : ils sont là aussi pour nous, spectateurs invisibles, témoins. Et alors, le cadre s’ouvre, il commence à accueillir. Alger se transforme. Une géographie mouvante, où le chaos ne clôt jamais rien, où la vie s’infiltre, trouve des brèches, ressurgit. La ville devient autre chose : un fragment de cette maison-cinéma, ce lieu fragile où tout reste possible.
Mais il y a une autre lecture. Ces deux personnages — ce flic qui vient de mettre un terme aux agissements du kidnappeur, aidé par la psy qui, d’un geste visuel, achève l’histoire — sont sur le départ. Elle, blessée, portée péniblement par lui. Ils s’éloignent, laissant derrière eux la foule, ce peuple qui se disperse, qui retourne à ses luttes, à ses colères, à sa soif de vie. Ils crient, ils revendiquent, ils appellent, mais personne ne les porte réellement. Pire : on ne les emporte nulle part, pas même vers un espoir. Une tension demeure. Le regard du cinéaste, bizarrement, ne se tourne pas vers cette foule, vers l’avenir qu’elle pourrait représenter, mais reste fixé sur autre chose. Quelque chose d’indescriptible. Le flic, la psy, ce fragile duo, cette énigme résolue – pourquoi sont-ils encore là, dans le champ, scrutés avec autant d’insistance ?
Que signifie ce choix ? Pourquoi le cinéaste resserre-t-il son cadre sur eux, pourquoi rétracte-t-il ses intentions ? Pourquoi, dans ce film qui offre pourtant de magnifiques perspectives sur Alger, n’y a-t-il jamais un véritable point de vue auquel se raccrocher ?
Dans ce final, dans cet instant suspendu, il semble que Chakib s’accroche maladroitement à son cinéma. Celui qu’il veut réellement faire. Un cinéma qui refuse la dispersion mais qui, paradoxalement, peine à embrasser pleinement l’autre. Dans ce plan, Sami regarde Dounia. Mais Sami ne regarde plus Alger, il ne regarde plus les autres. D’abord son ami, ce vieux flic auquel il adresse, dans une scène précédente, des paroles d’adieu presque effrayées. Puis tous les autres, la foule qu’il abandonne, qu’il laisse en plan. Même si, scénaristiquement, ce choix sert à protéger Dounia, à la porter loin de ce chaos, il semble indiquer autre chose.
Tout se rétracte, tout se referme.
Le cinéma, ici, devient un geste d’étreinte, mais une étreinte douloureuse à l’image de celle de Dounia et Samir. Non pas une ouverture sur le monde, mais une tentative, fragile, de tenir ensemble ce qui menace de s’effondrer. Et dans ce geste, le film trouve son point de tension : ce qu’il montre est aussi ce qu’il ne parvient pas à dire. Ce dernier plan, alors, ne répond pas : il s’obstine, il interroge. Un regard, ambigu comme celui du cinéaste lui-même, qui reste irrésolu.
Devant lui, il y a ces êtres qui avancent, à peine, un homme et une femme.
Peut-être.
Peut-être que Chakib, dans cet élan incertain, comprend que le cinéma n’est pas une question de mesure. Que le cinéma est étrangement, radicalement, une affaire de démesure.
À suivre…
Alger de Chakib Taleb Bendiab, en salles le 8 octobre 2025