Et là-bas, quelle heure est-il ?

Critique | Correspondences Jonas Mekas – José Luis Guerín, 2011 | Événement José Luis Guerín

La correspondance filmée entre José Luis Guerín et Jonas Mekas est le fruit d’une commande du Centre de Cultura Contemporània de Barcelona pour une série déjà entamée de correspondances entre cinéastes (d’abord entre Abbas Kiarostami et Victor Erice pour le premier échange, puis Lisandro Alonso et Albert Serra pour le suivant ; on peut saluer la qualité de ce casting). Dans le cas de la « Guerín/Mekas », c’est le réalisateur barcelonais qui a proposé à son idole lituano-new-yorkaise qu’ils échangent sur deux saisons (hiver et printemps). Aboutissant à un total de neuf petits films à la première personne, les artistes font un état des lieux de leurs vies personnelles et de leurs activités, du monde, et aussi du cinéma. Ce petit projet hybride, qui peut sembler mineur à la vue des œuvres protéiformes des cinéastes (d’autant plus qu’il était censé rester une installation muséale), permet de mieux saisir ce qui les lie profondément. Il leur sert aussi de manifeste artistique et éthique, s’inscrivant dans un travail cinématographique construit sur le temps long.

« Votre travail, vos textes nous servait de bouclier (…) vous avez dignifié notre précarité. » Ces mots de Guerín témoignent de l’admiration qu’il a toujours porté pour Mekas, comme il l’a répété dans plusieurs entretiens. Bien que Guerín ait repris sa forme du journal-filmé, usant de sa caméra DV comme d’un stylo et de sa parole à la première personne, leurs lettres ont des esthétiques très différentes (la plus évidente étant que les films de Guerín sont en noir et blanc, et ceux de Mekas en couleur). Malgré cette nette distinction visuelle, leur correspondance témoigne d’une logique et d’une cohérence partagée tant elles sont marquées par une conception du cinéma et une attention au monde commune. On le remarque à travers la récurrence de motifs et dans ce qui semble être la question centrale de ce film : comment habiter le monde ?

 Mon œil est ma maison

Il est nécessaire de souligner une nuance dans les terminaisons pour saisir ce qu’ont en commun Guerín et Mekas, quand bien même leurs films-lettres sont très différents sur la forme. Certes, les plus beaux films de Mekas montrent sa vie de famille quotidienne. Ils ne se limitent cependant pas au simple qualificatif de « home-movie » tant ils sont pensés dans une continuité et une évolution au long-terme qui en font plutôt des « poèmes visuels » ou des « peintures méditatives » basées sur ses expériences personnelles (qu’il commente avec ses propres poèmes en voix-off). Bien que lui et Guerín filment leurs lieux de vie respectifs, l’œuvre de Mekas est moins un repli sur soi cotonneux (comme un home-movie) qu’une façon de regarder le monde, avec précaution et attention pour, justement, mieux l’habiter. Pour Mekas (dont l’identité artistique est proche du mythe du « juif errant »), faire un film est davantage un moyen d’habiter le monde, comme en témoigne le titre Walden, allusion au livre éponyme de Thoreau. Le « home » devient ainsi le monde dans lequel on habite en le filmant.

Un autre aspect témoigne de la dichotomie que l’on peut faire entre la forme « home-movie » et les neuf films de cette correspondance : les deux cinéastes se montrent avant tout en voyageurs étrangers des lieux qu’ils visitent. Etonnamment, bien que les lettres soient toujours adressées directement à leur destinataire (chacun des films s’ouvre sur un « Dear José » manuscrit ou un « Dear Jonas »), les réalisateurs se parlent dans des langues distinctes (Guerín en espagnol, Mekas en anglais avec un fort accent lituanien) sans que cela ne soit questionné. On se demande même si les images montrées ne servent pas de palliatif à la différence entre les langues, qui paraît comme une évidence alors qu’ils ne se comprennent pas. Cette incapacité du langage et leur non-appartenance à un lieu précis en font deux baroudeurs permanents. Dès lors, la question du « home » est moins celle de là où ils habitent que du comment ils peuvent l’habiter. Leur regard calme et apaisé sur un monde qu’ils ne comprennent pas directement est aussi une façon de le regarder avec attention et humilité malgré ce décalage (qu’on peut mettre sur le compte d’un décalage horaire ; pour Guerín aux Etats-Unis et au Japon, et Mekas durant son voyage en Europe).

Partagées comme un langage commun, les références et les connexions faites avec les films aimés restent omniprésentes, en particulier dans les lettres du cinéaste barcelonais. Ces réminiscences cinéphiles sont permanentes, voire parasites. Les allusions prennent plusieurs formes, comme la diffusion de Funny Face (Stanley Donen, 1957) sur un écran d’avion, ou lorsque Guerín se rend dans la ville de Walden, évident clin d’œil au chef-d’œuvre éponyme de Mekas. Elles se font parfois plus discrètes, correspondant à un imaginaire retrouvé, comme lorsque dans ce même passage à Walden, Guerín filme un pêcheur à la ligne qui évoque Nanouk l’esquimau (Robert Flaherty, 1922), ou bien lorsqu’il joue avec l’ombre de son bras sur le mur de sa chambre, en hommage au célèbre plan du Nosferatu de Murnau (1922). Ce recours constant à l’imaginaire cinématographique classique peut paraître grossier et calculé de la part de Guerín par sa redondance (il filme une place à Barcelone où est étendu drap blanc et sur laquelle les ombres des passants s’agrandissent et créent un film en direct). Le cinéma et le monde se rencontrent avec toute une série de mise en rapport entre la réalité et images latentes, antécédents picturaux ou filmiques. Pour Guerín, le cinéma est un imaginaire partagé et habitable, tant ses reflets constituent un monde intelligible en soi.

La forme du ciné-journal ou de la lettre filmées devient un moyen pour les cinéastes de revenir à une forme artisanale, quasi primitive, tant sa nouveauté et sa légèreté la rapproche de la simplicité formelle des premières vues Lumière. Les films sont élémentaires et ne dépendent que de la qualité d’attention et d’acuité du filmeur pour capturer des moments de vie. Les deux cinéastes tentent alors d’inventer des images, d’avoir des idées par le seul enregistrement DV (qui aujourd’hui semble d’encore plus mauvaise résolution). La mauvaise qualité de l’objet devient donc prétexte à l’invention plastique, comme lorsque Mekas filme les flocons de neige tombant sur New-York qui se confondent avec de grossiers pixels. Si les films de Guerín semblent plus rigoureux sur la forme (grâce au noir et blanc notamment) il use lui aussi de sa petite caméra pour créer des effets, comme quand il se promène dans un cimetière dont les barreaux mêlés aux reflets de neige immaculée sont comparables aux touches noires et blanches du piano qui passe en musique off pour le reste la séquence. Le film-lettre, fragile, intime et amateur, devient ainsi comparable à la cabane construite par Thoreau dans Walden.

A nos ami·es

L’une des premières vocations de la correspondance entre les cinéastes est, pour Guerín, de créer une connexion entre des artistes de plus en plus précarisés et isolés. La vocation de ces lettres est de tisser un lien d’amitié qui n’irait pas seulement d’un réalisateur à l’autre mais s’étendrait à ceux qu’il filme et les spectateur.rices. Cette connexion amicale devient pour les cinéastes un moyen de filmer le monde et leurs ami·es. Filmer leurs proches les force à se placer dans une relation d’égalité avec leurs sujets. Il est alors peu étonnant que ces amitiés, et parfois des rencontres quelconques, interviennent régulièrement au fil de ces lettres. Que ce soit chez Guerín ou Mekas, beaucoup de leurs jeunes ami·es et assistant·es apparaissent dans des moments de vie anodins ou au détour de conversations souvent brèves, à propos de cinéma comme de politique. Les films témoignent d’une confiance partagée, d’un élan de vie transmis entre le filmeur et le/la filmé.e. Leurs ami.es ressemblent à des personnages de fiction, montrées avec attention comme autant d’individualités possibles. Iels laissent espérer la possibilité d’une vie collective apaisée, permise notamment par la captation filmée. Elles permettent aussi de sortir de l’évidente relation maitre-élève et laissent poindre l’utopie d’un respect mutuel et d’une égalité partagée. Paradoxalement, ces lettres permettent moins d’entendre leurs opérateurs que d’écouter ceux qu’ils filment. L’espace est ouvert, décloisonné et dé-hiérarchisé. Chez Guerín comme chez Mekas, le cinéma est aussi affaire d’humilité : celle du filmeur vis à vis de son sujet. Il se doit de garder une égalité dans son regard avec la parole de celui qu’il filme, transformant l’acte de création le plus personnel (la lettre privée) en un partage : un art du portrait où l’action créative est certes à mettre au compte de celui qui tient la caméra mais où le plan résulte d’un processus où le personnage peut disputer le titre de créateur au réalisateur.

La présence de ces ami·es ne traduit pas seulement un espoir. La mélancolie est aussi présente, en particulier lorsqu’ils montrent des personnes disparues lors de la conception du film, comme Nika Bohinc, jeune critique slovène tragiquement assassinée aux Philippines pendant le montage du film, apparaissant dans une lettre de Guerín. Cette présence spectrale opère alors une rencontre entre passé et présent, et son intérêt semble revenir à une idée plus fondamentale de la captation cinématographique : conserver une trace des proches disparus, de ceux qui ont constitué nos vies et qui en seraient désormais absents. Capturée par l’image, la parole d’un.e ami·e est ainsi embaumée dans le temps.

Et la vie continue

La mélancolie est inhérente à l’ensemble de la correspondance. La mort revient dans les lettres des deux réalisateurs qui évoquent des ami·es perdu·es. Elle intervient sinon en image récurrente avec la présence de cimetières (dont le cimetière juif de Cracovie dans une lettre de Mekas, renvoyant évidemment à l’Holocauste et à une dimension plus politique de la fin de l’Humanité) ou sous la forme d’un motif visuel, comme la neige d’une saison blanche et sèche. Cette mélancolie prend aussi l’apparence d’une désillusion politique partagée. Même si la jeunesse s’avère présente dans leur correspondance, aucun ne fait allusion aux mouvements et aux manifestations politiques de l’époque. L’actualité n’est mentionnée que sous la forme de catastrophes continues (notamment la question palestinienne au détour d’une conversation) sans apporter un contrepoint d’espoir. Le New-Yorkais n’évoque jamais Occupy Wall Street par exemple, mouvement politique pourtant très populaire au moment du tournage. Il ne l’a mentionné qu’une fois lors d’une conversation avec Guerín après une projection :

« J’ai perdu tout intérêt pour le mouvement Occupy Wall Street. S’il est une chose que je peux faire pour contribuer à l’amélioration de mes frères humains, c’est bien de continuer à faire ce que je connais le mieux. »

Une résignation politique qui n’est pas à prendre pour de l’amertume ou une aigreur larvée. Comme il le précise à la fin de sa réponse, son attention à autrui et ses proches est une persévérance que l’on pourrait dire politique. Elle cherche à ne pas se soumettre au diktat d’un marché ou d’une représentation uniformisée du monde. Le vagabondage poétique des cinéastes est leur manière de vivre sans participer à une marche mortifère et consumériste. En ce sens, la présence presque spectrale d’animaux silencieux et pacifiés au long de ces neufs films agit comme une représentation symbolique d’un « être au monde » qui échapperait à sa violence. C’est pour cette même raison que les animaux représentés métaphorisent aussi le travail créatif des réalisateurs : un chat jouant et déroulant une pelote de laine (qui pourrait être faite de temps ou de mémoires), comme Mekas avec ses films pellicules, ou bien des fourmis portant avec difficulté une brindille qu’elles font tomber du haut d’une tombe et qu’elles repartent chercher, tel Sisyphe, ou Guerín qui continue de faire des films tout en restant très peu diffusé.

Cette attention aux animaux pourrait sembler chichiteuse ou naïve si elle n’était qu’allégorie. Or, ces présences filmées valent avant tout pour elles-mêmes. Guerín et Mekas cherchent à capter les objets dans leur présence vitale et unique, comme étant « là », sans les renvoyer à une existence ultérieure. Leur démarche est simple : ils filment « parce que c’est là ». Il s’agit ensuite de le retranscrire en tentant de capter toute la vie invisible qui imprègne ce qu’ils montrent. En ce sens, la dernière lettre de Guerín durant un voyage au Japon n’est pas anodine. Ce voyage fait évidemment écho à la catastrophe de Fukushima intervenue quelques mois plus tôt. Il filme alors un cimetière où il se recueille sur la tombe du cinéaste Yasujiro Ozu, réalisateur ayant cherché à concentrer dans ses plans de ses films une présence spectrale dans toute sa densité, et qui donne au monde une forme de plénitude.

Par ailleurs, cette quête de « l’être-là » est parfois plus inattendue qu’on ne pourrait le croire, puisqu’elle les pousse à ne pas limiter leurs vues à ce qui s’apparenterait de sacré ou de logiquement « important ». Le format de la lettre (et leur multiplicité) les font s’arrêter à des moments triviaux pour chercher ce qu’il peut y avoir de poétique là où on ne l’attend pas. L’exemple le plus frappant serait par exemple lorsque Jonas Mekas se balade en Slovaquie et qu’il aperçoit dans la cave d’une ruine les restes d’un calvaire. On pourrait aussi citer Guerín au Japon, commençant son film à proximité d’une zone de travail dans un quartier particulièrement pauvre. La Grâce est là où on la cherche et la regarde.

Leurs approches visuelles ne partent pourtant pas de la même démarche : celle de Guerín est montée et découpée avec rigueur et celle de Mekas se fait dans un laisser-aller très peu monté. Cette négligence est néanmoins avouée et voulue par le cinéaste, comme il le dit dans l’une de ses lettres : « I react to life around me » (je réagis à la vie autour de moi, ndlr) accompagné du maniement hasardeux de sa caméra. Filmer ces erreurs lui permet de capter la vie dans sa continuité sans s’arrêter à un embellissement superficiel et hors sujet. Il s’agit de prendre les moments dans leur ensemble, bon an mal an, tel un jazzman en pleine impro. « Playing with what I do and what you see » (Jouer avec ce que je fais et avec ce que tu vois, ndlr), dit-il dans sa salle de montage, où les épais pixels apparaissent comme des petites particules de temps. Pour Guerín, aux films plus léchés, la lettre est plus perçue comme « une rêverie éveillée » (il le répète à plusieurs reprises). Ainsi, la structure chronologique de ses lettres est paradoxalement plus décousue, comme en recherche continue d’une forme. La rêverie prend moins l’apparence d’une œuvre complète que d’un pré-film, pris dans un mouvement et avant qu’il ne se fasse. Les deux cinéastes se rejoignent dans leur volonté de capter un temps présent, un « là » continu, plutôt qu’une structure établie au préalable. Le cinéma est la permanence d’un présent dans sa fuite, provoquant aussi une nécessaire mélancolie.

Élégie pour Jonas Mekas

Revoir ce film treize ans après sa projection au Centre Pompidou et dans d’autres conditions que celles pour lesquelles il était conçu (une installation vidéo où les spectateur·rices circulaient entre les films sans se soucier de la chronologie) permet de le découvrir sous un nouvel angle (celui d’une playlist découverte sur un ordinateur). Son aspect interactif rend l’expérience ludique et permet de mieux se concentrer sur les lettres prises dans leur unité pour percevoir la spécificité du regard de leur cinéaste. Aussi, revoir le film six ans après le décès de Jonas Mekas (à qui Guerín dédie Histoires de la bonne vallée) lui donne une dimension spectrale et mélancolique encore plus forte. Le réalisateur y montre son visage vieilli et abîmé en gros plan, déjà proche d’un masque mortuaire, lui permettant peut-être d’échapper encore un peu à la mort. Les lettres de Mekas étaient donc celle d’un homme vieillissant, cherchant dans l’œilleton de sa caméra les spectres d’une présence évanouie : la sienne à venir. Ainsi, les lettres de Guerín, plongées dans un noir et blanc funèbre, à la recherche des films aimés qui lui tiennent compagnie, ne sont peut-être qu’un moyen d’entretenir un dialogue avec Mekas avant sa disparition. Les lettres qu’ils s’envoient proviennent moins de continents que de deux mondes différents, où le cinéaste barcelonais ne demanderait plus qu’une chose à son ami : « Et là-bas, quelle heure est-il ? »

Ainsi, comment habiter le monde ? En prenant le temps de l’observer comme il se doit.