Critique | Ce que cette nature te dit de Hong Sang-soo, 2025
Le décor du nouveau film de Hong Sang-soo, Ce que cette nature te dit, s’ouvre depuis l’intérieur du cocon mécanique de la voiture, une introduction qui annonce le cœur du propos : la rencontre de Ha Dong-wha (Ha Seong-guk), un apprenti poète, avec la tutelle langagière familiale de sa compagne, Kim Jeon-hee (Kang So-yi). Ces deux premiers protagonistes, dont le spectateur ne devine que les dos depuis le siège arrière, s’arrêtent au bord d’une route pour apercevoir les lignes de la maison bâtie sur les hauteurs d’une falaise par le déjà-trop-parfait paternel de la jeune femme. Dûment bâtie pour la mère de celui-ci, l’édifice se veut haut hissé dans l’estime familiale depuis les sacrifices du père, nécessaires à son acquisition. Suivant le geste démonstratif de celui-ci, elle propose à son petit-ami de monter l’admirer de plus près. La voiture s’engouffre dans l’allée pentue, gagne le hors-champ puis coupe son moteur. Cette intrusion dépassant la diégèse visuelle est appuyée par celle du père dans le cadre, Kim O-ryeong (Kwon Hae-hyo), dont l’humeur vagabonde saute de son désintérêt non dissimulé pour le compagnon de sa fille à sa voiture, qu’il décrit sournoisement comme un modèle rare en raison de l’ancienneté du modèle. Il s’agit de leur première rencontre. L’intéressé, sur l’accord gêné de son presque gendre, embarque pour un tour et laisse les deux intrus sur le parvis de son domaine.
Cadre exigu
L’entrée dans la maison n’est jamais filmée, le spectateur retrouve directement Ha Dong-wha assis aux côtés de Kim Jeon-hee sur un canapé jauni, pris dans l’enserrement du cadre qui coince l’intéressé entre la sur-exposition d’une fenêtre et la caméra, le regard perdu dans l’estomac de la demeure. L’effet de détention se poursuit par une invitation à dîner du père, retourné de sa balade et occupant un coin exigu du cadre. En attendant le retour de la mère, sans qui le repas ne peut se faire, son mari accapare le nouvel arrivant en lui proposant un moment-cigarette sur le jardin-terrasse. Il précise à un Dong-wha déjà gêné que l’information lui vient de l’odeur imbibant sa voiture. Le jeune homme trébuche, fouille hâtivement pour son colis honteux, mais se voit offrir nonchalamment celles du père, qui accompagne la recherche maladroite du briquet d’un ton pressant. Depuis les hauteurs de son jardin, Kim O-ryeong le fait asseoir sur un banc de pierre ouvrant la vue sur des montagnes splendides. Le dialogue est serré, pressé d’expressions performatives dont les inintimités maladroites produisent des fuites gestuelles qui font respirer la scène d’une gêne latente.
Le spectateur devine difficilement la psychologie des personnages : ils vagabondent librement sans suggestion claire, et Hong Sang-soo explore ces contacts impudiques qui affleurent à même les gestes de ses acteurs. Les dialogues et les situations semblent flotter à la surface d’un texte improvisé. La généreuse longueur de certaines scènes se juxtapose à des ellipses, parfois cachées, ce qui a pour effet de brouiller l’équilibre du temps a priori investi et entrave l’inertie des sens intuitivement conduits par des espaces-temps unifiés. De là, chaque agencement – un pas qui hésite, un silence, la reprise d’un souffle, une main trop vite retirée – nous parvient d’autant plus intensément, nous touche ostensiblement. L’importance donnée à la matière des dialogues, ainsi non réduits à de simples véhicules informationnels, donne aux légers écarts de prononciation, aux doubles sens volontaires du père, une vitalité indéchiffrable depuis la multiplicité jaillissante de signifiés potentiels. Hong Sang-soo se concentre sur la surface miroitante de la matérialité et de ses sens, d’où ils glissent et disparaissent aussitôt. C’est la souplesse de cette couche qui s’allonge et habite ses films, une épaisseur sensible vécue comme intrusive qui vient perturber chaque événement nouvellement signifié et se révèle ainsi chaque fois autrement. L’impressionnisme de sa méthode créative fait mouvoir le film à l’instant précis de sa captation. Rien d’autre n’existe. La narration est ainsi d’autant plus forte qu’elle semble se dérouler intuitivement là.
Plus rien ne se dit
Cette nuance substantielle est simultanément niée par le cadre patriarcal assumé par Kim O-ryeong. Il s’immisce dans l’intimité de Ha Dong-wha en nouant sa profession de poète à celle, identique, de sa femme, dont les effluves supposées intimes sont exhibées en aphorismes encadrés dans le salon, réduits à une surface décorative que le père commente avec suffisance. Une texture à peine perceptible et qui, pourtant, dessine la ligne narrative principale du film. Ce qui devait demeurer nuancé se trouve converti en signe privé d’une substance vivifiante, mais est plutôt livré à un discours social performatif qui remplace l’adresse créatrice par le protocole patriarcal au moyen de la parole démonstrative.
Le langage se vide : Ha Dong-wha tente de mettre en mots la pression sociétale qu’il subit, mais en vain, sa poésie est disséquée à la tablée générale, moquée même. Sans le savoir, il synthétise le combat contre l’attitude du père de Kim Jeon-hee mais également du sien, dont on apprendra l’identité au cours de l’ultime repas familial. La seconde fille de Kim O-ryeong s’amuse à l’invectiver au sujet de son double étonnement quant à l’état de ses finances et consécutivement du statut de son père, pourtant riche et célèbre avocat. Une formule qu’elle répète à loisir, qui systématise l’appauvrissement rhétorique de la maisonnée et révèle en même temps le point lacunaire de Ha Dong-wha : il est un poète raté et ne s’est pas émancipé de sa propre structure familiale. Tout est déjà cadre, plus rien ne se dit. Cette friction perméable installe une tension continue, une gêne qui s’épaissit à chaque réplique, jusqu’à ce que le dispositif, saturé, finisse par éclater dans l’ivresse mal contenue de Ha Dong-wha. Une séquence dont le pathétique annonce le maladroit départ au petit matin après une mauvaise chute au fond du jardin.
Ce que cette nature te dit de Hong Sang-soo, en salles le 29 octobre 2025

