Entre quatre murs

Critique | The Brutalist de Brady Corbet, 2025

Un écran noir ouvre le nouveau film de Brady Corbet, The Brutalist. Adrien Brody se dessine difficilement dans l’obscurité houleuse de ce qui semble être un train, l’imaginaire supplante l’image, on se souvient sans voir. Soudain, l’acteur ouvre les portes de ce qui se découvre être un bateau, une vague de lumière jaillit et le fracas originel cesse, l’objectif maintenant rivé sur une Statue de la Liberté, tête en bas, annonciatrice du cauchemar à venir. Le cauchemar américain menace dès son incipit László Tóth (Adrien Brody), architecte juif hongrois survivant du camp de Buchenwald. L’arrivée en terre promise se juxtapose à la lecture d’une lettre goethienne récitée par sa femme absente, Erzsébet Tóth (Felicity Jones) : « Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être ». Le pathos s’installe en même temps qu’un lapsus, révélateur des futurs impairs du film, assujetti à ses propres ambitions. En route pour la Pennsylvanie où l’attend son cousin Attila (Alessandro Nivola), gérant d’une manufacture de meubles, le spectateur suit le corps abîmé de László, le visage marqué par les horreurs de la guerre sans jamais les nommer, la gravité du récit originel expédié en introduction mais s’illustrant à sa suite par la lente et douloureuse ascension de László dans les différentes strates sociales : à la soupe populaire puis vivant dans un cagibis, l’arrivée de Harry Lee (Joe Alwyn), fils d’un grand magnat, le soulage d’une première misère, mais le fatum ne le quitte pas pour autant. Harry leur commande la rénovation complète de la bibliothèque du père. Suivant sa voiture, László et Attila se lancent sur une route rasante, filmée à toute vitesse, symbolique de l’allure asphyxiante du capitalisme américain, un plongeon acide prolongé dans la figure du père, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce). Le piège s’est refermé et l’équipe de László architecture la bibliothèque dans le style bauhaus, une carte d’entrée dans la manie de Harrison qui lui commande bientôt un édifice colossal unique à la mémoire de sa mère. 

L’exégèse du génie de László Tóth, verbalisée dans l’épilogue du film, nous apprend que ses conceptions architecturales cherchent, plus qu’à capter l’essence d’une époque, à la définir. Plus que ça, le magnum opus de l’architecte dont il est question est une mise en art, en poésie du traumatisant vécu de la déportation, visant à reproduire par les dimensions précises du bâtiment un fragment de la perception sensorielle éprouvée pendant son enfermement, et donc à permettre au public de l’arpenter. L’architecture comme récipiendaire d’une expérience humaine, comme un art qui consume son auteur. Quand arrive cet épilogue-post-scriptum, la question qui reste est : qu’en a-t-on vu ?

Film par soustraction

The Brutalist raconte avant tout la lessiveuse états-unienne qui broie les individus au nom d’une Amérique faite de béton et d’acier, sans pour autant assumer pleinement ce tropisme de mise en scène. Le film semble très tôt prendre le parti de dissoudre la parole, les dialogues, dans une agitation constante, sinon un chaos. L’ouverture, pourtant assez brillante, donnait le ton. De tout ce qu’on y entend, on ne retient véritablement que deux choses : « il n’y a rien pour nous ici », ici étant une Europe à peine libérée et encore exsangue ; la deuxième est une injonction : « Va en Amérique », comprendre, « là où il y a tout pour nous ». Des mots jetés comme seule incantation d’espoir possible dans la gueule du loup que sera cette broyeuse. Et on se rend alors compte que The Brutalist va fonctionner par soustraction : des dialogues, donc, noyés par une composition perdue dans un entre-deux bâtard entre la musique et l’effet sonore – provoqué notamment par la distorsion du son des instruments : des violons, des pianos ou des vents dont l’intensité donne à elle seule le ton de ce que doit charrier dramatiquement la scène en question, dans la plupart des cas pour susciter tension et inquiétude. 

Cette soustraction est symptomatique d’un didactisme dramatique constamment à l’œuvre dans The Brutalist, principalement dans sa seconde moitié. A l’occasion de la sortie de son superbe Grand Tour, Miguel Gomes donnait sans le savoir, au micro de Marie Labory en novembre dernier sur France Culture, la clé de l’impasse dans laquelle Brady Corbet a précipité les motifs de son film. Le cinéaste portugais revendiquait une conception des films comme des espaces architecturaux dans lesquels la liberté de déambulation du spectateur est essentielle. C’est bien cette déambulation qui est soustraite lorsque la force directrice de chaque scène est la façon dont elle nourrit un crescendo du funeste, centré donc sur ses personnages et sur l’impossible cohabitation des contraires. On en revient à une essentialisation sur laquelle tout a déjà été dit. La famille Van Buren et le petit monde qui gravite autour synthétise la loi du plus fort, la volonté d’écraser l’autre qui se transmet de père en fils. Le film ne se risque donc pas à prendre des gants : lorsqu’un noyau patriarcal si féroce rencontre un étranger, juif, rescapé de la Shoah, on va au drame. Et tout ce qui ne sert pas la mécanique narrative de l’inéluctable passe à l’as ou presque, la liberté du spectateur disparaît quand il ne se demande plus « quoi », mais « comment » va se matérialiser cette descente aux enfers. 

Géométrie monumentale

Pourtant annoncée dès son générique géométrique, l’esthétique du film se voudrait à la fois monumentale et fidèle à une impression architecturale minimaliste en menant sa barre à l’aune de l’idéologie du Bauhaus, tout du moins, d’un souffle architectural d’après-guerre, figurant la nécessité de renouveau à moindre coût. Ainsi, la première partie du film joue sur un effet de monumentalité minimaliste tant dans le macro que dans le micro : filmé en vistavision, le spectateur y retrouve une sensation d’échelle et de grandeur réelle, propre au cinéma épique américain des années 1950. Les effets de lumière léchés soutiennent une mise en scène agencée par des jeux de corps et de visage graves chorégraphiés, l’ensemble plantant son décor dans des plans monumentaux de grues, d’immeubles et de maquettes. Tout fait corps, le brutalisme gargantuesque d’un côté et la rude réalité d’immigré de l’autre. Mais le synopsis de départ s’emballe et l’ensemble se déséquilibre, le pathos, déguisé en fatum, prend la suite. Le motif de la route asphyxiante devient finalement une poursuite sinistre et fatale à László écrasé par la manie et la perversité de Harrison, qui finira par le violer. Le fil des intrigues architecturales, jusque là fondamental à l’essence esthétique et thématique du film, annonciateur de projections révolutionnaires dont on voudrait saisir les formes dans un contexte d’après-guerre américain, perd toute sa substance parce que piétiné par une volonté misérabiliste où l’humain devient objet de l’idée. Ce qui se veut composante d’une fresque multiple se révèle de l’ordre de l’habillage, de l’effet de manche. Le montage frénétique qui clôt la première partie, mêlant la lettre envoyée par l’épouse de Tóth sur le point de le rejoindre aux Etats-Unis à l’effervescence de la sortie de terre imminente du bâtiment de ce même Tóth rappelle le mécanisme sériel du cliffhanger, annonce ce dont on ne doutait pas, que ces deux faces de la vie de l’architecte ne pourront pas coexister sereinement.

Le personnage de Zsófia, sa nièce, témoin mutique du malheur s’avère, de façon bien arrangeante, omnisciente sur le for intérieur de son oncle. « Ils ont été ma voix, je suis maintenant la leur », dira-t-elle en introduction d’un discours dans lequel elle révèle les ressorts créatifs de l’édifice de son oncle. Pratique. Et on revient alors à notre question : si Zsófia a tout vu et tout compris, on ne peut pas en dire autant du spectateur, trop occupé à décoller ses pieds d’un pathos gluant racontant à quel point la vie s’acharne sur les mêmes personnes, victimes éternelles d’une Histoire qu’on ne refait pas. Cette perte substantielle s’inscrit autant dans la narration que dans l’objet filmique lui-même et en vient à écraser Brody qui s’efface complètement, jusqu’à disparaître avant la fin du film. Submergé par la propre machinerie de son film, pensé jusqu’au cœur de sa réalisation en œuvre monumentale, The Brutalist s’explicite en permanence mais n’invente rien et en produit de lui-même, s’auto dévore et se fait à son tour victime de la grande faucheuse américaine. 

The Brutalist de Brady Corbet, le 12 février 2025 au cinéma