Critique | F1 de Joseph Kosinski, 2025
Hollywood entretient un profond malentendu avec quelques-unes de ses plus récentes productions quant au caractère supposément méta et répétitif des films qui sortent de la fabrique à rêve. S’il y a bien une qualité à mettre au crédit de l’usine à symbole américaine, c’est bien évidemment celle d’avoir conscience de son histoire comme de son propre médium, et d’éviter tout doute contreproductif relatif à la répétition infinie de ses schémas narratifs. Hollywood n’a fait que quelques films, deux ou trois pas plus, mais les a reproduits par millions. Alors quand Joseph Kosinski est annoncé à la tête de F1 avec Brad Pitt dans le rôle titre, c’est toute une constellation d’œuvres, d’images et de visages qui arrivent avant même le premier top-départ : Kosinski c’est Top Gun : Maverick, donc le début des adieux de Tom Cruise à sa jeunesse, mais aussi Jours de Tonnerre de Tony Scott (1990), déjà sur le sport automobile. Autre sentier intertextuel praticable à l’issue de la séance : F1 est le nouveau film d’adieu d’un acteur qui tire joyeusement sa révérence physique et aspire à découvrir l’une des rares choses qu’il n’a pas encore expérimenté, l’anonymat ; c’est le même scénario qu’empruntait il y a quelques semaines Tom Cruise (tiens donc) avec son dernier film Mission : Impossible, stupéfiant par la trivialité de sa séquence finale, dans laquelle l’agent secret dit adieu à ses collègues de longue date avant de se fondre dans la foule.
À l’image de la mésentente de Joker : Folie à deux l’an dernier, il y aurait comme deux manières de voir F1. La mauvaise consisterait à entrer dans la salle avec les attentes que l’on a devant un film relativement libre, un film d’auteur dans lequel tout peut arriver, et surtout la remise en cause de principes standards de narration. La bonne revient plutôt à voir F1 avec les mêmes yeux que ceux de l’archéologue qui pénètrerait dans une arche perdue, à la recherche festive des symboles qui ouvrent la voie à une lecture plus large et originale qui survole au-dessus du scénario, cette matière qui sert juste à rassurer les studios depuis la nuit des temps, même les plus obscurs. Évidemment que le film hollywoodien se terminera bien et que l’homme finira dans les bras de la femme ! Mais personne n’est venu pour ça, alors autant s’amuser à reproduire bêtement le schéma. Brad Pitt ne fait-il pas que rire durant tous ces instants ? D’autant plus qu’il n’est pas nécessaire de soutenir une thèse en études cinématographiques pour voir un tel film (et c’est en cela que Hollywood parlait, fut un temps, aux masses les plus nombreuses), puisque la force du symbole disséminé, c’est justement de pouvoir ouvrir quantité de chemins, et de fonder sa richesse sur le nombres de possibles plutôt que sur la puissance d’une unique métaphore. D’où le malentendu hollywoodien propre à l’époque, qui, en attendant un certain cahier des charges, passe à côté de la multiplicité offerte par la mise en scène de Christopher McQuarrie, James Mangold ou Kosinski, ces dignes héritiers du Hitchcock vu et compris par la critique européenne.
Les tricheurs
Première impasse que le réalisateur dépasse : F1 n’est peut-être pas un film-sujet, F1 peut ne pas être un film sur la Formule 1. Tel son personnage principal Sonny Hayes (Brad Pitt), F1 est un film de gros malin, un film qui triche, un film qui passe son temps à repousser le saut silencieux dans le vide de la course pure auquel aspire son protagoniste. Qui peut prétendre que le film prenne pour sujet principal la Formule 1 quand les trois quarts de son action consiste à tester les limites de ses règles ? Si vous voulez vous intéresser à la Formule 1, faites comme Joseph et regardez Drive to survive sur Netflix, d’ailleurs explicitement cité à cet effet. Avant même d’entrer dans le cœur du film, F1 propose donc un parallèle d’identification entre son personnage, le réalisateur, et peut-être même le spectateur. La gagne s’obtient par la ruse. À savoir jouer contre les règles du sport pour l’un (la technique kamikaze de Sonny), faire pénétrer l’impureté de la F1 dans le régime d’images du film pour l’autre (méthode employée par Kosinski, qui renvoie en miroir le cynisme aussi creux que luxueux de ce sport), et pour le spectateur, accepter l’enrobage dégoulinant de l’entreprise pour accéder au cœur pur de l’œuvre, sa part de fiction la plus intacte et préservée, celle du parcours de croix parsemé de souffrance chrétienne que traversent Sonny et Brad Pitt. Mais alors pourquoi tant d’argent mobilisé ? Une hypothèse : le coût du film est à l’image de l’importance de l’enjeu pour les équipes créatives. Une affaire de vie ou de mort, pour une histoire que l’on connaît déjà depuis un peu plus de cent ans désormais.
Aucun doute là-dessus, et on le sait dès l’apparition du logo de Plan B, F1 est d’abord un film de Brad Pitt, un film sur Brad Pitt le nouveau soixantenaire. L’âge d’or (les années 1990-2000) est convoqué à de nombreuses reprises, et celui du personnage remonte à il y a trente ans environ. C’est leur esprit revanchard qui les pousse à revenir, dans le sport automobile ou le blockbuster de l’été, même combat. Ici, l’objectif de Sonny est de gagner le premier Grand Prix de sa carrière, celui qu’il n’a pu remporter à l’époque. Mais pour Brad Pitt, F1 est surtout une entreprise de reconquête du public, son public, celui qui se déplaçait en masse pour son nom et faisait de ses films des succès populaires. L’émotion qui accompagne ces mastodontes hollywoodiens dans leur dernier tour de piste sensationnel est à la fois touchante et amère tant elle produit des œuvres au présent (sur le plan technique notamment) imbibées de nostalgie, dissimulées derrière les sourires parfaits de Cruise ou Pitt, fondues dans la coolitude bourrine de leur époque qu’ils ont transformé en personnalité pour leurs personnages. L’aura de Brad Pitt comme sa persona jouent avec les lignes du temps. Quand il arrive sur le terrain d’entraînement au début du film, c’est le Cliff Booth (Once Upon a Time… in Hollywood) à grosses lunettes de 1969 qu’on voit débarquer ; à Las Vegas, il est vêtu à la mode 1990 d’Ocean. En slalom à travers les différentes périodes de sa carrière, Pitt revisite l’héritage qu’il laissera derrière lui pour clôturer une première partie de son œuvre, de jeunesse, à laquelle son corps ne pourra désormais plus contribuer.
Lâche ça par contre
Il demeure une faille gênante et somme toute révélatrice d’un envers moins reluisant que cachent ces stars invincibles, dans la mesure où celles-ci pratiquent la course avec excellence mais échouent totalement au passage de relais. Pour des films dédiés à la transmission d’une flamme (cinéphile, héroïque), les jeunes recrues font vraiment peine à voir. Dans F1, le co-pilote Joshua Pierce (Damson Idris) n’a en rien la carrure de Pitt et l’on peut largement douter de la suite de sa carrière ou de la valabilité de le comparer à son modèle. À cela s’ajoute toute un imaginaire autour de la passation, teinté d’une nécessité plutôt datée d’en passer par la souffrance. Vieillotte comme la Bible ou ringarde comme Brad Pitt ? La question reste ouverte. Au fil des courses, l’écurie répète en boucle qu’il faut que quelqu’un se sacrifie. C’est d’abord Sonny le grand prince qui, n’en faisant qu’à sa tête, fait exprès de commettre des fautes pour donner l’avantage à son collègue, aveugle de la générosité stratégique de son co-pilote. Le film sera pour lui un récit initiatique qui lui apprendra à voir par-delà les apparences, tandis que Pitt, condamné par la maladie, perd peu à peu la vue… C’est symbolique.
Jusqu’au dernier tour de la dernière course, cette question crée du remous dans l’équipe et le style de course de Sonny les oblige à revoir leur stratégie pour s’adapter à la sienne. Démarche égoïste qu’il sait gagnante, que Joshua comprendra lors d’une simulation de la course qui lui valut un accident notamment, et qui les conduira, ensemble, au dernier moment, à enfin rouler, à enfin faire de la F1. Car si le film parle de course de voiture, cela concerne tout au plus ses dix dernières minutes, enfin devenues un film de sport envisageable, une fois que l’écurie est devenue une équipe, que les pilotes ont la possibilité de se frotter aux meilleurs, de concourir pour la première place. Style autocentré de Sonny également, qui refuse tout dépassement non-mérité en piste, quand bien même les règles de la F1 l’y obligerait, développant alors un style kamikaze qui fait peur au reste de la grille depuis sa dernière place. « Tu as une raison de sourire ? » lance-t-il à Joshua, quand ceux-ci terminent de justesse dans les points. Il faut que la course devienne un enjeu palpable. D’où également ce schéma hollywoodien traditionnel où l’on repousse au maximum le climax, pour enfin tout lâcher dans un élan déflagratoire. Quand ils se battent enfin pour la première place, la mise en scène de Kosinski s’envole à la vitesse des bolides, au maximum de ses capacités, et adopte enfin la vision de Sonny, ce fameux silence qui l’entoure lorsqu’il ne fait plus qu’un avec son environnement dans une perception globale quasi-divine.
Si le film joue contre les attentes en mettant en scène un nombre incalculable d’accidents, inhérents à la F1 mais quand même plus nombreux qu’à l’accoutumée pour un tel scénario, la dernière ligne droite accuse elle aussi un accrochage, pardon, un sacrifice, qui offre à Sonny sa première victoire dans un sprint final sans adversaire. La finalité de la séquence est douteuse : quel est le goût d’un triomphe accompli sans adversité ? Que déduire d’autre que la nécessité pour Pitt d’en passer par l’écrasement de son jeune poulain pour récolter tous les lauriers ? C’est le vieux loup qui gagne et le jeune espoir qui applaudit. Nous sommes enchaînés à nos idoles, même, surtout, lorsqu’elles nous dégoûtent. Ce grand bouquet final achève d’expédier tout rapport à la Formule 1 qu’on était en droit d’attendre du film (Sonny ne touche pas les coupes, l’héritage racial qui se joue entre Hamilton et Joshua est secondaire, la difficile inclusion des femmes dans ce sport masculin aussi, les rapports entre les sportifs et les écuries est inexistant…), pour la seule raison que cela n’a jamais intéressé Sonny, voire même Kosinski. Romantiques, ils ont d’abord travaillé à l’écriture d’une fiction, à l’élaboration d’un personnage de cinéma. Un homme valeureux qui vieillit et auquel Hollywood dit au revoir, reconnaissant des millions brassés et des galipettes tournées. Inquiet aussi d’abattre ainsi ses dernières cartes et de la même manière, craignant à juste titre qu’il soit difficile de regarnir sa main de têtes fortes, rois reines et valets qui développeront à leur tour une aura suffisante pour réaliser dans 30 ans, leur propre film F1.
F1 de Joseph Kosinski, le 25 juin 2025 au cinéma