Faire face

Critique | Black Box Diaries de Shiori Itō, 2025

Un *trigger warning* manuscrit ouvre le film, superposé sur l’image d’un point d’eau calme. Shiori Itō inviterait presque à la méditation, à reprendre notre souffle si le récit devenait trop éprouvant. Apparaissent alors des intertitres, semblables aux pages d’un journal intime qu’elle nous confie, instaurant un dispositif qui brouille la frontière entre l’espace public du documentaire et celui, privé, du témoignage. Ce choix de montage instaure d’emblée une atmosphère paradoxale : la quiétude apparente de l’eau contraste avec la violence du récit qui va suivre.

En 2017, quelques mois avant #MeToo, la journaliste et réalisatrice japonaise Shiori Itō publiait Black Box, un livre-témoignage relatant son viol et l’enfer judiciaire et médiatique qui suivit. Ce documentaire s’inscrit ainsi dans la continuité de cette démarche en offrant une mise en images profondément personnelle de son combat face à la société japonaise et à son système judiciaire. L’identité de son agresseur, Noriyuki Yamaguchi, un magnat de la presse proche du Premier ministre Shinzo Abe, complexifie l’affaire. Tandis que l’un orchestre une couverture médiatique hostile pour retourner l’opinion publique contre elle, l’autre manigance avec la police pour classer sans suite l’affaire et écarter les (rares) enquêteurs déterminés à lui venir en aide. Dès les premières minutes du film, cela se retranscrit par une tension assaillante : un officier de police lui déclare au téléphone, sur un ton implacable, que « sans preuve tangible, votre avenir pourrait être compromis ». Ce dialogue, capté en plan fixe sur l’écran de son téléphone, expose l’absurdité d’un système où la charge de la preuve repose sur les victimes. La réalisatrice rappelle alors en voix off le contexte juridique accablant : la loi japonaise sur le viol, inchangée depuis 110 ans, fixe l’âge de consentement à 13 ans (!) et considère que son absence ne constitue pas une preuve suffisante. 

Faire ses preuves 

Depuis son viol, Shiori Itō consigne chaque détail avec rigueur, tenant un journal de bord minutieux. Cette pratique dépasse la simple introspection : elle construit délibérément un récit, une archive du réel destinée à témoigner et à faire preuve. Ce détournement du journal intime, habituellement voué à une expression privée et spontanée, révèle une conscience aiguë de l’avenir, où l’écriture devient un acte de résistance et d’anticipation. La caméra capte régulièrement des plans de ses carnets, de ses notes manuscrites, de ses fichiers d’archives, renforçant l’idée d’une enquête qu’elle mène esseulée, en quête d’une vérité que le système refuse de reconnaître. Ces images se confondent avec celles de son errance dans un Tokyo étonnamment quasi-désert, où la ville devient le reflet de son isolement. En quête de la moindre présence humaine, d’une âme prête à la croire, le vide qu’elle ressent se matérialise sous nos yeux, telle une chimère errante dans la ville.

Dans un taxi en perpétuel mouvement, elle sillonne la capitale nippone, enchaînant conférences de presse, convocations au commissariat et rencontres avec des témoins. Le taxi, qui l’a menée vers le drame, devient ici l’instrument même de son enquête. La vitre embuée par la pluie agit comme une barrière symbolique entre elle et le monde extérieur. Le montage alterne, intranquille, entre ces images et des séquences de vidéosurveillance glaçantes où elle apparaît titubante, accompagnée de son agresseur, visiblement droguée ou alcoolisée. La succession de ces plans, combinée à son récit en voix off, met en évidence la sinuosité du système judiciaire japonais : malgré ces preuves visuelles, malgré l’ADN de son agresseur retrouvé sur son soutien-gorge, l’absence de trace de sperme suffit à décrédibiliser son témoignage. 

Faire image  

La scène de sa conférence de presse en 2017, insérée dans le montage, traduit un lourd sentiment d’oppression palpable : les flashs crépitent, les questions fusent. Un journaliste lui demande : « Pourquoi choisir de montrer votre visage ? », sous-entendant que les victimes devraient se cacher. Filmé en gros plan, son visage exprime alors toute la détermination d’un combat solitaire lorsqu’elle répond : « Parce que l’on attend de la victime qu’elle se taise. » Le recours à ce cadrage est une constante au cours du film, figeant par là les expressions de Shiori, capturant chaque tremblement, chaque larmes. Il fait alors de son visage le véritable paysage du traumatisme. À plusieurs reprises, elle s’effondre devant la caméra, brisant les conventions du documentaire traditionnel pour instaurer une relation bien plus intime avec le public. Nous ne sommes plus de simples spectateur·ices ; nous devenons les confident·es de son viol. La société lui refusant toute forme de justice, elle s’en détourne et cherche une autre voie, une autre légitimité. Elle fait image de ce qui serait autrement insoutenable : sa souffrance, frontale. 

En étant le premier documentaire de cette ampleur à traiter du viol et du combat judiciaire d’une femme au Japon, il assume un rôle presque pédagogique, qui tend parfois à primer sur sa forme. Si sa démarche bouleverse, l’approche de Shiori Itō reste malgré tout très journalistique, centrée sur son propre récit, dans une frontalité assumée. Cette volonté de prouver, d’accumuler les faits, prend parfois le dessus sur une mise en scène plus incarnée. Là où un geste de cinéma pourrait élargir son cas singulier à une lecture à la fois politique et sensorielle, le film reste dans une frontalité de l’information, sans chercher toujours à travailler l’empathie par l’image ou le montage. Ce choix, sans doute consciencieux, ancre le film dans une démarche d’urgence, mais le limite surtout dans sa portée générale. En brisant ainsi la distance conventionnelle entre filmeur·se et filmé·e, entre témoin et spectateur·ice, le film place le·a spectateur·ice une position troublante : sommes-nous encore dans un espace de réception, ou bien pris dans une forme d’obligation morale ? Sommes-nous en train d’écouter, ou d’être convoqué·es ?

Après des années de combat solitaire, le mouvement #MeToo commence à prendre de l’ampleur au Japon. Lors d’une manifestation, trois dames âgées scandent son nom avec admiration, signe d’un changement des mentalités en cours. La solidarité entre générations se manifeste avec force lors d’une seconde conférence de presse, où des journalistes plus âgées la soutiennent. Filmées en plans serrés, leurs expressions graves traduisent une reconnaissance silencieuse, comme si elles revivaient à travers elle des expériences qu’elles n’ont jamais pu dénoncer. Faute de les avoir écoutées à l’époque, le Japon devra cette année faire face à leur silence. Et peut-être, cette fois, en prendra-t-il la mesure. Peut-être même envisagera-t-il de rompre avec un système qui condamne d’abord celles qui parlent. 

Black Box Diaries de Shiori Itō, en salles le 12 mars 2025