Critique | Histoires de la Bonne vallée de José Luis Guerín, 2025 | Événement José Luis Guerín
Réalisé sur près de deux ans et demi, le documentaire Histoires de la Bonne vallée retrace l’histoire de Vallbona, quartier atypique aux portes de Barcelone, à l’urbanisme singulier : l’abandon d’un projet de cité-jardin, avorté par la Guerre Civile (1936-1939), a laissé la vallée orpheline de toute planification. L’installation de maisons, érigées sans plan directeur jusqu’aux années 1980, résulte de l’arrivée de migrants venus du Sud qui y construisent sans permis. Aujourd’hui, Vallbona oscille entre la fonction de ville-dortoir et celle de véritable communauté, où les jardins et la rivière occupent une place centrale. Le réalisateur nous ouvre ainsi les portes d’un territoire aménagé par ses habitants et dont l’histoire est intrinsèquement liée à cette absence de cadre urbanistique initial
Destruction, construction, résistance
Sous forme d’un casting pour son documentaire, José Luis Guerín propose un portrait des habitants de la vallée. Au fil de son œuvre, il dévoile des visages et des histoires singulières : un couple, composé d’une pianiste d’origine brésilienne et de son époux, touché par des soucis de mémoire ; cet homme qui se recueille sur les ruines de sa maison d’enfance et dont on verra plus tard la cérémonie d’enterrement ; ou encore cet habitant qui explique parler aux plantes qu’il cultive. Ainsi le film utilise-t-il les codes du documentaire pour esquisser les portraits de chacun et multiplier les séquences d’entretiens, explorant les enjeux de la cité : le relogement, les flux migratoires, le travail et les origines de ce lieu. Plus spécifiquement, il adapte cette approche à une pratique de « work in progress » qui participe à rendre visible chaque étape de la fabrication de l’œuvre dans son rendu final.
Au cœur du récit, cette communauté se dresse, en vain, face au projet de construction d’une voie ferrée qui empiète sur les espaces verts. Malgré les plans de constructions et les interdictions sur ordre de la police de se baigner, les habitants résistent, se meuvent, s’adaptent et continuent de vivre. La caméra révèle alors un territoire décomposé par le passage du train, les ruines des anciennes bâtisses, l’autoroute, mais aussi le jardin et le pont hérité du Moyen-Âge. À travers cette mosaïque, Guerín donne à voir et à entendre une histoire qui fédère et réengage les résidents dans un amour de la chose commune. Celle-ci est doublement symbolisée par le terrain : la rivière est l’espace de transmission partagée, tandis que le jardin est le lieu à la fois de mémoire et d’éternité. Ce dernier devient l’espace où tout se joue, répondant autant au besoin primitif de se nourrir qu’au désir d’un lieu esthétique où la fleur se transforme en un symbole de recueillement, de résistance et de liberté.
José Luis Guerín dévoile alors une œuvre minutieusement montée, organisée et réalisée, dans laquelle la méthode fictionnelle sert l’exploration des réalités du documentaire : en retraçant les souvenirs et les enjeux actuels de ces riverains, le cinéaste développe une poésie de la résistance collective et partagée face à l’urbanisation inéluctable.
Trois petites notes de musique
Sur un air de jazz, les premières minutes du long-métrage nous plongent dans un décor en noir et blanc, filmé au Super 8. Ce qui s’apparente d’abord à des souvenirs se mêle rapidement aux fragments de la nature habitée par les riverains de Vallbona, qui se baladent, dansent et se baignent dans le cours d’eau. Seuls quelques sons se font entendre, sélectionnés avec soin : les bruits de la ville, de la radio, puis, plus tard, les chants des habitants. À mesure que les images s’accumulent, se révèle le regard singulier du cinéaste sur cette communauté. La fresque documentaire se mue progressivement en un récit où Guerín met en scène, sans jamais trahir, les enjeux profonds de cette cité exceptionnelle. Le plus bel exemple de cette mise en scène est celle du regard porté par le patriarche sur la commune, qui voit dans ce paysage celui d’un western. Une séquence de trois minutes orchestre les bruits du vent, du train, et de la télévision qui diffuse, justement, un western, en écho à des plans d’images synchrones. Puis vient ce plan large sur l’homme âgé en haut de la plus haute colline, contemplant l’horizon de dos, accompagné seulement des bruits diffus de la télévision. Cette séquence est non seulement une mise en abyme, le documentaire est de toute façon affaire de fiction, une histoire, (ou plutôt, des histoires, comme le suggère directement le titre du film), mais elle marque aussi une rupture décisive. Le récit établit un effet de dédoublement symbolique : l’état du quartier est assimilé à celui de sa population. La mort d’Antonio se fait métaphore de l’abandon progressif des espaces verts et du début des travaux de chantier.
José Luis Guerín ne quitte jamais l’idée de son œuvre et de ses personnages : la résistance en devient l’enjeu principal, portée par la mémoire et l’obstination des habitants. À la fin du film, l’on retrouve ainsi les personnages derrière des vitres d’immeuble, observant les jardins transportés. Le son des voix et des confessions se mêle aux sonorités mélancoliques du piano. Si la rivière demeure, les arbres, eux, se déplacent, comme une promesse de perpétuelles renaissances au sein de la bonne vallée de Vallbona. Malgré toutes les pressions, la douce lutte s’incarne dans le noyau dur de la communauté. Elle s’exprime à travers le corps, le chant et la danse, et se déploie sur le territoire, symbolisée par la rivière et le jardin. Ce dernier devient le lieu par lequel les habitants de Vallbona s’émancipent des conditions prédéfinies et réaffirment leur agentivité.
Histoires de la Bonne Vallée de José Luis Guerín, au cinéma le 17 décembre

