État des lieux

Critique | Kontinental 25 de Radu Jude, 2025

Un SDF occupe illégalement le sous-sol d’un complexe immobilier sur le point d’être détruit pour y construire un hôtel de luxe. Au moment d’être expulsé par une huissière sympathique, il se suicide avec un fil de fer qu’il attache à un radiateur au pied duquel il se laisse glisser de tout son poids. Tel est l’énoncé de la tragédie de Kontinental 25 et de la vie d’Orsolya, innocente sur le plan légal, mais jugée coupable selon ses propres convictions morales. Titre et personnage renvoient explicitement à Europe 51 de Rossellini (1952). Pourtant Radu Jude s’éloigne pourtant de l’état de grâce de son prédécesseur pour faire un état des lieux presque aussi musclé que la huissière, de la société roumaine, et plus particulièrement de la Transylvanie anciennement hongroise. Car la rédemption n’est plus possible en régime néolibéral, seulement la thérapie et la conceptualisation du trauma.

C’est par la variation, la répétition et la fixation du récit que Radu Jude met en place une mise en scène de longs plans séquences fixes sur deux personnes qui dialoguent, qui dévoile progressivement l’impossibilité de l’élévation. Ces quelques phrases sur ce qui est arrivé au SDF, qui sont aussi celles du scénario, sont répétées à l’envi par Orsolya à tous celleux qui lui demandent ce qu’il s’est passé : la police, son mari, une amie, un futur amant bouddhiste, sa mère… L’expérience singulière, exceptionnelle (dans nos sociétés contemporaines) de la mort d’un être – qui plus est, vulnérable – qu’aucun de ses interlocuteurs ne semblent saisir, se contenant de la rassurer de sa non culpabilité, à force d’être mâchonnée de mots, devient alors une anecdote banale, un objet de fétichisme ponctuel pour une classe moyenne embourgeoisée et enlisée dans la morne quotidienneté, une brève de comptoir qui ne parvient jamais à dire son effroi.  

Si faire le récit permet de percer l’abcès du trauma, l’huissière ne peut pas se contenter d’expulser le réel de sa pensée, car la culpabilité n’est pas un sentiment lié au corps comme le deuil, mais un principe éthique extensible de l’individu, une affaire qui se règle avec sa conscience, rien que sa conscience. Le film reprend donc le principe de l’errance, à la fois dans la lignée rossellinienne, mais aussi dans celle de l’œuvre de Jude, comme recherche d’un état de vérité de l’âme.

Laisser en plan (fixe) le spectateur

À la différence de son usage du plan séquence qui quittait son personnage pour évoluer librement dans la ville et faire jouer des contrastes urbains nés des héritages communistes et du capitalisme tardif comme dans Bad Luck Banging or Loony Porn (2021), le plan fixe de Jude laisse ici entrevoir en amorce un poste de télévision, un bruit de musique techno hors champ. Le réel s’invite et s’installe, ce n’est plus la caméra qui l’investigue. Et alors qu’on pourrait attendre que ce réel surgisse dans la durée, les personnages n’entrent que très peu en interaction avec ce qui les entoure, à part si cela leur percute directement les mollets comme la voiture de l’enfant, pour qu’ils regardent enfin autour d’eux et entrent en dialogue avec le monde qui les entoure. 

Dès lors, l’appauvrissement qui s’opère dans le langage contamine l’image. Radu Jude se fait son propre huissier et s’expulse de son film, laissant au spectateur la baraque interprétative. La rédemption est l’affaire de tout un chacun et il semblerait qu’il ne souhaite pas se faire objecteur de conscience, à l’inverse de son personnage qui cherche au travers de tous les types de discours celui qui apaisera la démangeaison de sa culpabilité (du bouddhisme à la chrétienté, en passant par le compromis néolibéral du don et de la charité pécuniaire). Sa culpabilité n’existe que comme exutoire de sa bénévolence. Tromper son mari ne lui fait ni chaud ni froid, a contrario. Du néoréalisme au néolibéralisme, on perd quelque chose de la rédemption originelle, car la rédemption n’est plus possible, la culpabilité n’existe plus, ne se vit plus, elle n’est qu’une posture du discours. Les histoires ne font plus mythes, elles sont miteuses, mangent le tissu déjà en lambeaux d’une société qui ne se raconte plus rien. La grâce et le miracle réduit à peau de chagrin, consolé à coup de reins et de vin rouge. Ne reste plus que le jouet en plastique pour hurler dans la nuit, pas les saintes. Et Radu Jude ne peut plus montrer qu’une urbanité figée dans une perpétuelle construction de ce que le contemporain détruit pour relancer ses intérêts lorsqu’ils ont atteint leur seuil. Roumanie, année 0, pour toujours.

Kontinental 25 de Radu Jude, en salles le 24 septembre 2025