La façon de penser

Critique | Voyage au bord de la guerre d’Antonin Peretjatko, 2025

Titré à la Céline et façonné à la Marker, Voyage au bord de la guerre résonne surtout avec lui-même. Dans la continuité de son œuvre, Antonin Peretjatko préserve son style en le remodelant à l’actualité – l’état des lieux d’un pays en ce moment même frappé par la guerre. En s’éloignant des petites merveilles de comédie que sa fiction avait su nous offrir (La Fille du 14 juillet, La Loi de la jungle), sa patte, aux creux d’horreurs témoignées et d’humour boiteux, dissone ici improprement. La belle idée d’aller sur place, de voir et d’écouter celles et ceux qui, au quotidien, subissent la guerre, ne comble pas la maladresse de l’infusion formelle. Non – et très tôt un doute, formulé en voix-off par l’interrogation Comment filmer ça ?, surgit comme un aveu d’incertitudes : Je prends une caméra 16mm, j’espère ainsi déjouer le formalisme et la façon de penser que nous impose le numérique. Cette conviction, très vite confrontée à l’incohérence de sa promesse, échoue, perdue dans un idéalisme nostalgique et désuet. Car l’esthétique pellicule (et depuis quelques temps déjà) semble autrement plus « à la mode » que celle, imprécise (numérique ?), que déclare fuir Peretjatko dans le dossier de presse (Avec la pellicule […] de par sa rareté d’utilisation, on s’affranchit plus facilement des modes ou des diktats de l’esthétique documentaire à la mode) ; question de point de vue ; foi de formaliste – de quel diktat parle-t-il ? on n’a pas tous le même constat. Drôle de façon de penser.

Ici gorgé de musiques signifiantes et de citations aussi creuses qu’apprêtées, d’aphorismes mous (exemples : « La seule chose qu’on peut prévoir c’est que ça ne va pas se passer comme prévu » // « À part une prison, je ne connais rien de plus triste qu’une frontière »), le formalisme est roi. Il règne partout. Et n’en déplaise à l’intention, Voyage au bord de la guerre est une œuvre de formaliste. Peretjatko filme les fleurs comme tout un chacun écrit des vers. C’est boursouflé, c’est granuleux, quelques adages faciles et ça se joue des codes et des hors-champs à la manière de ses autres films (hélas sans la grâce de leurs géniales extravagances scénaristiques). Non – ici, tout sonne faux (et c’est un comble pour un documentaire). Néanmoins, d’un tel sujet – l’invasion Russe en Ukraine – il y avait pourtant de quoi sonner vrai, frôler le réel de nos voisins coincés dans ce cauchemar. Peretjatko récolte quelques témoignages, certes, mais filme court (pour cause de la petitesse de taille de ses pellicules) et, de là, tout semble bref, expédié ; drôle de façon de filmer ; drôle de façon de vouloir montrer.

Ou peut-être bien qu’il ne souhaite pas montrer. Peut-être bien, simplement, qu’il souhaite dire. Mais dire quoi ?

La guerre est dure, la paix c’est mieux. Par-delà l’enchaînement de ses préceptes et de ses maximes aussi fines qu’un Poutine déguisé en Hitler (seule apparition du dirigeant va-t-en-guerre du film), les commentaires (souvent futiles) de la voix off répètent ce que l’on voit. Puis ce que l’on voit illustre très lourdement ce qui est dit. Il amplifie les traits. C’est par exemple des plans de mains qui trouent des visages sur des photographies instantanément montés après que la voix off nous eut indiqué : Tout ce qu’il te reste maintenant c’est une photo de famille avec des trous à la place des visages ; tout le film s’étale ainsi. Un écho entre la voix off et l’image qui ne cherche pas plus loin que l’analogie : devant des clôtures trouées par les balles, le narrateur dit que les palissades ont été transformées en dentelles. Et un jeune adolescent qui joue à un jeu vidéo façon Call of Duty devient instantanément la représentation de l’omniprésente guerre. Tout n’est qu’images creuses, purs dires, symboles et illustrations. De la sorte, Peretjatko (sans la subversivité d’un Godard ni la profondeur d’un Marker) s’accapare involontairement l’artificialité que les reportages d’antan savaient vainement offrir : voix off grésillante et propos insipides. Il y aurait même la drôle de sensation qu’il souhaite pasticher son propre style, parodiant ses autres films et leurs formes, leurs bizarreries appropriées. Dans la logique d’auteur, on pourrait y déceler une limite : toute forme n’est pas destinée à tout sujet ; voire une révélation : l’inconsistance politique même de son cinéma. Il y a des formes inadéquates ; façon de parler.

Façon d’attendrir, Peretjatko recouvre presque tout le film (qui pourtant ne dure qu’une heure) d’une ornementation musicale. Ça n’en finit plus. Piano, violon, piano, violon, c’est le témoignage des uns et la barbarie des autres. Pas de contrechamp, musique tragique : à qui sera le plus acoquinant avec l’extrême droite. Peretjatko montre les Ukrainiens dans une volonté réactive de nazifier les Russes ; et la propagande russe, en souhaitant « dénazifier » l’Ukraine, la nazifie. Est-ce celui qui nazifie qui l’est ? Peut-être alors qu’effectivement les guerres d’aujourd’hui sont celles-ci : réduites et réductibles au point Godwin. Et de l’attendrissement d’une part arrive l’effroi de l’autre. Pianos, violons, selon la scène, ils figureront l’horreur, et lourdement.

Alors certes, Peretjatko dans tout ça tente de s’extirper de son propre regard – français, d’origine ukrainienne – mais il échoue à la limite de son objectif, porté en main, foncièrement subjectif, biaisé d’une généalogie assumée. Car en effet la quête des origines de son grand-père ukrainien est vite expédiée. Elle a malgré tout la vertu de placer son regard au creux d’un détour intime et de ne pas chercher l’impossible neutralité. Comment alors ne pas penser à Lettre de Sibérie de Chris Marker ? Toute voix off a ses biais idéologiques, c’est comme ça, on n’y peut rien. Et Voyage au bord de la guerre aura beau rester en surface, bien au bord, il y mettra les pieds jusqu’à faire déborder la flaque de sang. Mais toutes ses maladresses formelles ne seront malheureusement rien à côté de cette petite phrase douteuse qui arrive vers la fin : Une autre guerre au Proche-Orient éclipse en partie celle de l’Ukraine. Formulé ainsi, le choix du verbe éclipser implique un sujet – qui éclipse ? Une guerre ne peut pas agir de la sorte sur une autre et le supposer laisserait entendre que le génocide en cours à Gaza, en surcroît de ses malheurs, devrait aussi porter le poids d’une potentielle invisibilisation ukrainienne. Alors qui ? Les médias ? Lesquels ? Sommes-nous certains du sens de l’éclipse ? Et de cette spéculation, nous pouvons ensuite douter de la véracité de son affirmation. Les responsabilités médiatiques sont des responsabilités médiatiques et, dès lors, soyons clairs, aucun conflit ne sera responsable de son absence des choix éditoriaux. Laissons ces confusions en dehors des cinémas. Laissons ces confusions loin de nous. Car cette petite phrase aux abords innocents reste violemment en tête, crûment ambiguë, et l’on sort de la séance avec un drôle de sentiment : une agaçante et dangereuse hiérarchie entre les conflits. Drôle de façon de penser.