Critique | Toute une nuit (1982) | Événement Chantal Akerman
Le cinéma est une nuit obscure où s’ébauchent des histoires de solitudes partagées. La nuit est un cinéma muet où ce sont les corps qui parlent, et les gestes appris dans les films. Au travers de nombreux personnages, dont certains ne sont que les fantômes d’un plan, Chantal Akerman déploie, dans Toute une nuit, une seule histoire, la nuit comme absence première, d’abord absence à soi. Il suffit de fermer les yeux pour se perdre de vue jusqu’au matin. Comme l’homme qui faisait ses comptes, et qui, sans s’en rendre compte, sombra, à compter les moutons.
Ce qui lie les solitaires à ceux qui passent et surpassent la nuit à deux réside dans le silence béant des absences réciproques. Pour ceux qui ne dorment pas, attendre. L’être aimé comme le petit matin. Silence contemplatif d’un dos dormant sur l’oreiller voisin. Silence burlesque, en trois actes, d’une femme qui file en douce pour trouver un sommeil réparateur dans une chambre d’hôtel, et qui revient au petit matin aux côtés de son mari. Silence hésitant d’amoureux timides. Silence concentré d’une petite fugueuse qui fuit la tourmente familiale à pas de loup, chat à la main. Silence tourmenté d’insomniaque, d’appels téléphoniques laissés sans réponse. Silence de l’endormi.
La nuit, pourtant, remue, comme dirait Michaux, de mille chansons de geste chantées par des bras qui se nouent autour de tailles hanchées et d’épaules robustes, de dos dédaigneux et de talons qui claquent sur le macadam. La nuit résonne. De murmures animistes, des gonds grinçants, des souffles courts sur des nuques démunies, du râle long d’un orage enragé, d’une dispute engagée. La nuit remue d’une infinité de fins de films, heureuses ou tragiques, de portes qui se referment sur un amant désolé, de fenêtres sur des amoureux en fuite, des mariés en cuite. La nuit remue de décisions explosives ou restées latentes, et qui deviennent enfin claires à la lueur de l’obscurité. La nuit raisonne.
Le même immeuble, le même lotissement, les mêmes va-et-vient laissent persister sur la rétine les traces des corps qui se sont trouvés là quelques minutes, quelques heures, quelques années plus tôt, comme les folioscopes qui font continuité d’axes parcourus ponctuellement. Le montage reproduit un mouvement pointilliste, celui des vingt-quatre images par seconde. L’unité du flux n’advient alors que de l’arrêt sur image, sur histoire. Toute une nuit et plus encore l’on voudrait qu’on nous raconte des histoires nocturnes. Lutter contre le sommeil pour ne pas perdre de vue ce qui se déroule tranquillement dans l’obscurité, avoir à l’œil les conseils que porte la nuit.
Chantal Akerman capte ce que l’on ne voit jamais, ces histoires qui se vivent, intensément, quand les yeux sont fermés par la fatigue et l’obscurité. Elle dessine ainsi une tragédie en trois actes, au dénouement fatal. Celle de la nuit, qui meurt à l’aube, et toute la vie qu’elle avait déployée, avant que les hommes ne se soustraient à elle en lui arrachant quelques heures de sommeil, connaît un nouveau jour où elle n’a plus sa place. Sauf dans les salles obscures et les chambres noires.
Toute une nuit de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 25 septembre 2024