L’impasse

Critique | La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania, 2025

Bien évidemment qu’on a pleuré. Bien évidemment qu’on a ressenti le frisson, le malaise, la rage. Ressentir le dispositif, les limites, l’impuissance, la bonne envie de frapper fort et de frapper juste la rétine du monde. Kaouther Ben Hania sait être une bonne cinéaste, et la manière dont elle reconstitue les dialogues entre de véritables acteurs et actrices d’une part (pour incarner les standardistes du Croissant-Rouge), et la voix, tout aussi mais autrement véritable, de Hind Rajab, fille de six ans piégée dans une voiture à Gaza sous le feu de l’armée israélienne, ne saurait être simplement taxée d’opportunisme politique. La cinéaste tunisienne interroge depuis plusieurs films déjà les frontières entre fiction et réalité, réflexion qui trouvait d’ailleurs son apogée dans Les Filles d’Olfa, en faisant du cinéma un outil curatif capable de révéler aux protagonistes réels et grâce à l’artifice du cinéma, toute la portée de leurs actes. Il n’y a donc ni opportunisme malvenu dans La Voix de Hind Rajab (on ne doute à aucun moment des convictions politiques de la cinéaste), ni de dispositif immoral ou irresponsable en soi, soupçonné d’avoir été griffonné en toute vitesse pour répondre au feu de l’actualité. Il reste alors un film, oui, La Voix de Hind Rajab, les effet qu’il produit sur le corps, et les questions théoriques qu’il soulève, dans la tête. Dans un cas comme dans l’autre, on arrive au même sentiment devant La Voix de Hind Rajab : une impasse.

Oui, une impasse : car une fois dit les mots pour se convaincre ; une fois égrenées les bonnes raisons du film : il n’en demeure pas moins inacceptable.

« Véritables acteurs », impossible d’en douter : qu’est-ce qu’ils sont beaux et talentueux dans leur genre ! Enfin, des acteurs, des vrais : des émotionnels et émotionnants. Un acteur c’est très simple sur un plateau : on lui dit « joue ceci, joue cela », et s’il est un peu engagé, sûr du succès, il joue. Un acteur, il ne sait jamais ce qui sera fait de lui après, au montage. Alors comme une bête, un acteur, il crie, et joue au jeu vidéo auquel on lui dit de jouer, quand on le lui dit, quand on a appuyé sur le bouton de la console. De toute manière un acteur fait toujours, même si c’est à sa manière, rien que ce qu’on lui dit. Un acteur ça n’est pas un chien : c’est un singe ; un singe savant : il sait faire comme. Cela pourrait probablement être autre chose, un acteur, mais pas ici. Non pas, comme fatalement, chez Kaouther Ben Hania, mais ici, dans ce film : un acteur est un singe. Ils jouent, ils crient, ils font du cinéma ; enfin, du « cinoche ». Ils sont acteurs : le lourd dispositif, toute l’équipe technique, de la maquilleuse au perchiste, de l’ingé son au clapman : on leur a dit que ça n’était rien d’autre que du cinéma. Du cinéma engagé certes, mais rien d’autre : « une dramatisation de faits réels »… Il est beau le cinoche ! On s’en lave les mains avec nos propres larmes : si les acteurs sont des singes, nous sommes leurs chiens. Et puis, « la voix, véritable cette fois » de Hind Rajab : c’est cette voix qui, tout en justifiant le film, nous tue : nous assassine. Elle est là l’impasse. 

« La voix, véritable cette fois » : 1h40 de cinéma pour combien de voix comme celle-ci ? nous savons bien que c’est le but, le projet du film, les questions de ce genre de la part des chiens : mais aujourd’hui nous avons décidé de ne pas être des chiens, comme aucune des vies que l’on a traitées comme telle à Gaza : nous refusons la vie des chiens ; nous avons décidé qu’on ne nous imposerait pas le spectacle de l’horreur et de l’industrialisation de la mort comme ça : parce que Hind n’est pas une chienne ! C’est une enfant, et sa voix mérite mille fois mieux que des cris idiots, les cris des singes que l’on appelle acteurs ; elle vaut mille fois mieux que les larmes des chiens qui hésiteront à prendre leur pop-corn avant d’avoir leurs sensations fortes devant les simagrées, je veux dire les grimaces simiesques, les singeries d’acteurs jouant les impuissants contemplatifs de la mort d’une enfant, d’un génocide. Si ce film est une impasse, et s’il a été si joliment plébiscité par toute la bourgeoisie culturelle occidentale : c’est qu’il est d’une pornographie frappante ; la bourgeoisie culturelle n’a jamais rien rêvé de mieux qu’un grand spectacle de la mort des autres pour se laver les mains de leurs larmes de hyènes. 

Nous croyons que la force révélatrice du cinéma est autre chose qu’un spectacle édifiant. Il ne s’agit pas de faire pleurer des spectateurs, ou pire, de le vouloir, en faisant hurler des acteurs… Nous croyons aussi aux puissances du faux, de la fiction : on peut tout dire, tout montrer (jurisprudence Le Fils de Saul) : le problème du cinéma qui nous intéresse, notre grand ami le cinéma, c’est le « comment ».  Nous avons un document : la voix d’une enfant assassinée. Pas simplement assassinée ; la documentation du « comment » de son meurtre : et le contexte nous le savons ; tout l’enjeu de la révélation est là. Avions-nous besoin qu’Alain Resnais fasse jouer des acteurs pour comprendre Nuit et brouillard ? Non ! Quand le document suffit à son effet, le reste n’est que montage et, à la limite, voix off. Vous nous direz « esthétisation aussi » ; et oui, mais laquelle ? Ensuite Harun Farocki monte En sursis ; encore une fois du document : la question est toujours le « comment ». Comment fixer visuellement, fixer auditivement : pire que l’horreur, la mort, toujours comme elle se fait, c’est-à-dire en direct, bien qu’on la fixe toujours, nous, à retardement. Comment montrer la mort ? La vraie mort : la mort en masse des enfants, des femmes et des hommes ; tout cela à partir d’une seule mort… 

Quand on fait le bilan des opérations, que retient-on de la force supposée du film ? Des larmes, qui auront tôt fait de sécher ? Un génocide mis en spectacle, sur lequel nous ne reviendrons jamais poser les yeux ? Un souvenir. Ah oui ! La semaine dernière je suis allé frissonner sur la mort de cette gamine, c’était en avant-première, en plus il y avait l’équipe du film… La véritable je veux dire ! Quand Nadav Lapid filme l’impasse depuis laquelle il filme, l’impasse se fait horizon : il n’y a rien à faire, je ne peux rien faire, mon personnage ne peut plus rien faire d’autre qu’avoir une vie finalement presque normale à quelques kilomètres de Gaza. Kaouther Ben Hania, elle, filme depuis l’impasse : évidemment que les méchants sont méchants et que les gentilles petites filles injustement assassinées sont gentilles et ne méritaient pas un tel sort. Alors qu’a-t-on bien pu apprendre au cinéma cette semaine ? Que les archives hurlent bien plus fort et distinctement que les acteurs, que le documentaire et la fiction sont deux choses différentes donc, mais que le premier n’a pas besoin du second pour exister dignement en tant que film important, film nécessaire, film du mois pour journalistes culturels en détresse. Et aux spectateurs qui ont eu besoin d’une reconstitution fictionnelle pour être émus, saisis ou alertés de l’horreur à Gaza, on leur dit : allez vous faire foutre.

La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania, au cinéma le 26 novembre