L’ancien jeu des vers…

Critique | Un Poète de Simón Mesa Soto, San Sebastian 2025

On ne sait jamais ce qu’on est, et, l’étant, on ne l’est jamais qu’en désirant, se désirant, l’autre. Ce que l’on voudrait vraiment : ce presque-rien, « l’infatigable recommencement de chaque printemps, de chaque aurore, de chaque floraison […] ; avoir un cœur de vingt ans et une innocence de huit heures du matin1.» 

Oscar Restrepo (Ubeimar Rios) est « le poète » : un cinquantenaire, le visage cerné, ayant connu un certain succès du temps de sa jeunesse, enfin « du temps qu’il existait ». Aujourd’hui alcoolique, grand enfant traînant sa carcasse de sa chambre d’adolescent dans l’appartement maternel au bar où il y retrouve les relations que l’on s’y fait, autour des verres qu’il paye avec l’argent qu’il mendie à sa mère… C’est ivre qu’il croit recoller les morceaux de la vérité de sa vie, son oeuvre, sa vocation ; ayant fait de belles et longues études, ayant une connaissance érudite de la poésie colombienne, et plus largement sud-américaine, il connaît « l’ancien jeu des vers comme dit Guillaume Apollinaire 2», mais aussi le nouveau et l’à venir, il sent en lui le pouvoir d’une musique nouvelle, celle des révolutions toutes littéraires et que l’on vocifère dans la rue pour la légende, au lieu de la faire…

C’est donc d’abord l’histoire d’un tendre idiot, plutôt inoffensif dans son genre, plutôt mal foutu, Verlaine plus que Rimbaud. Un tendre idiot plutôt inoffensif qui a donc passé sa vie à la dillapider : sa fille d’abord, qui vit avec sa mère et ne le voit que rarement les lendemains de cuite pleins de remords, entretient un rapport de mépris et d’indifférence face à ce père qui ne sait vivre ; ensuite, sa vielle mère désemparée face à ce grand bonhomme suppliant dont, en maman aimante, elle sent pourtant « la noblesse » ; et puis un frère et surtout une sœur qui contre lui, tout contre lui, cherchent à le sortir de cette « mauvaise passe », de cette gaminerie qui n’a que trop duré pour tout le monde ; enfin, lui encore, courte gloire des coteries littéraires colombiennes il y a vingt ans de cela, qui n’a jamais su y faire, trop exubérant, pas carrièriste pour un sou, peu conciliant, le pauvre pitre, le type même du raté pour ces gens… 

Si c’est un tableau de lourdeur et de drame qui se dessine, c’est que le film pour notre bonheur est bien ailleurs ; c’est une tendre comédie, du genre Moretti : je veux dire, non ! pas de torture, pas Allen, pas Kundera ; ni névrose ni cynisme ; de notre Jaromil de La vie est ailleurs3 on garde la bouffonnerie, le ridicule ; mais plutôt que de rire de lui ou de le scruter comme un insecte, que de l’analyser, on lui redonne la légèreté que la lourdeur de chaque vie recèle… Une tendre comédie c’est du sérieux, rien que le sérieux : c’est ce qu’offre la patience d’un réalisateur qui se propose de mettre en scène des corps sans en faire l’instrument de son fantasme ; quand du corps des acteurs, il garde la puissance de vérité, la liberté, pour se rire des catégories sociales, humaines (la torture)… « une longue patience est nécessairement chargée de tendresse et de violence4 ». Puisqu’il faut bien vivre malgré nos simagrées, qu’on peut bien se voir au plus profond du trou, désirer sauter pour se la jouer, cela reste dérisoire et à la fin on espère toujours reprendre un chemin, retrouver l’amour des siens et, avec aussi, un peu d’amour-propre. Sur le conseil et par l’entremise de sa sœur, un peu contraint bien malgré ses hurlements, honteux aussi, Oscar reprend le chemin de l’école, un poste de professeur de littérature au collège. Sur le chemin, encore le thermos moitié-café-moitié-rhum et les vociférations du poète maudit, cette fois-ci devant son parterre d’adolescents. Seulement, dans cette malédiction que seul le personnage semble vouloir s’infliger, demeure le miracle : la poésie révélée, le chemin de l’école et de la soumission à la norme se transforme en chemin de rédemption ; notre Robin Williams aviné, faute de se faire un cercle de poètes disparus, découvre le carnet d’écriture d’une de ses élèves : Yurlady (Rebeca Andrade). 

Tout oppose le vieil alcoolique mordu de vers, érudit, petit-bourgeois, et l’adolescente timide et pourtant si volubile à l’écrit. Elle a lu et apprécié Alejandra Pizarnik comme ça ou comme ci, autant et comme elle aime les petites choses qui brillent (les vernis qu’elle collectionne, le carnet pailleté oublié par la fille du poète et qu’elle découvre sur le tableau de bord de la voiture de ce-dernier…), les rayons du soleil à travers les persiennes de sa chambre, les membres de sa famille… Oscar est transfiguré par la simplicité, l’étrange rigueur, l’innocence de ses vers ; martel en tête, il en fait sa protégée et se lance dans le combat qu’il a connu, qu’il ne connaît que trop bien, celui des coteries littéraires, de la reconnaissance par les pairs, persuadé qu’il n’y a qu’une manière, qu’une voie pour faire entendre la voix fluette qui résonne pourtant si puissamment en lui… 

La désire-t-elle cette voie ? L’épave qui lui sert de professeur lui pave le chemin de ses légendes ; je veux dire c’est écrit : c’est maintenant trop beau pour ne pas mériter son prix ! Une drôle de comédie se met en place : d’un côté Yurlady et sa famille, qu’elle aime et qui lui suffit amplement, de l’autre la « poésie » et sa forme socialisée : « Un prix ? Très bien ! Combien ?». Yurlady joue le jeu ; elle a sa poésie intime et rien ne la lui volera ; si tel ou tel tient tant au succès, par là et selon le proverbe : autant « mettre la daronne à l’abri »… et sans aller si loin : du talent, du génie vous me dites ? Mes beaux messieurs, mes jolis, ma réalité est si nette : payez un peu pour voir, que je chante, quelques œufs, un peu de lait, un joli vernis, un beau poulet pour mes frères et sœurs. Enfin, la famille ne se prive pas : chaque jour où le poète apparaît à la porte pour chercher son génie, c’est avec la liste de course ; et quoi ? qui se priverait ? à quinze dans un appartement, le sou moins le sou, c’est encore du partage, notre déjà-là communiste que de faire un peu payer le petit bourgeois qui ne craint rien, qui mange à sa faim bien qu’il ne se croit nourrit que de poésie… 

Au contact de Yurlady, notre poète a arrêté de boire, il revoit sa fille ; il apprend à vivre, que sais-je, il y croit en tout cas ; en fait la leçon n’est pas entière ; il s’enferre encore dans la forme sociale de la création qu’on lui a promise et qui le tue : le succès qu’il promet à Yurlady c’est celui dont il aurait rêvé, la maison de la poésie et son Ephraïn (Guillermo Cardona) poète national. La belle bourgeoisie culturelle, ses formes-informes et certitudes ; au travail pour le gala censé consacrer la jeune poétesse tout ne se révèle que stratégie et apparences : ce n’est pas le verbe de Yurlady, la pureté de sa prose, mais bien sa situation sociale, sa couleur de peau, son genre… « Il nous faudra un poème engagé, que tu nous parles un peu de ta “réalité”, tu sais… la violence, la drogue, le racisme ; au fond, chez “vous”, que tu nous racontes un peu l’horreur et que cela soit fort » ; elle n’avait que des mots simples et doux, ses émotions de jeune femme – certes pauvre, certes racisée – mais rien que des émotions pures à dire… enfin cela qui ne se vend pas : comprenez ça ne saigne pas assez pour Ephraïn poète national ; la vérité ne saigne déjà pas assez… Tout cela ainsi décrit donne une scène burlesque, très morretinienne si l’on veut pour s’entendre : une Yurlady indifférente, ici comme ailleurs (on ne lui volera pas ses vers décidément ! ) et un Oscar abattu : « Mais ça n’est pas ça, pas elle ! » Enfin chacun sent très bien le ridicule de la coterie ; ici comme ailleurs, la poésie, l’art etc. ne sont jamais que des codes à maîtriser pour se vendre et se gaver de pain… 

La révolte est déjà présente chez Oscar, il a entrevu la poésie comme mode de vie et plus comme absolu, il est aussi en train de l’oublier doucement comme moyen de vivre et de survivre… Il a oublié d’écrire mais pas ce que celà était. Vient la soirée de gala et tout son carnaval : Yurlady en reine de la soirée ; tout se passe bien, elle est à une table d’honneur avec la représentante culturelle de l’ambassade des Pays-Bas qui co-finance le prix, etc. Oscar, avec l’habitude qu’il a prise pour elle, prend double, triple portion au buffet pour la famille… Ephraïn apparaît une bouteille de champagne à la main et propose une coupe à la jeune fille de 15 ans, rien qu’une… Oscar geint comme il sait de sa voix toujours suppliante « non, non…» ; ça y est elle boit, elle aussi ; père perdu ce soir encore, il la rejoue tout entier sa vie, du premier au dernier verre ; il a mis tous les verres de sa vie dans un soir s’imaginant faire sonner les vérités des vers perdus… Elle boit, il boit, il oublie elle qui boit à 15 ans, rien que quelques instants : à telle heure de la beuverie Oscar et Ephraïn se retrouvent entre hommes sacrés bonhommes aux toilettes, le temps pour deux de désaouler par voie naturelle comme l’on sait, une belle scène de discussion entre deux poètes, du Bolaño dans le texte ; après une remarque sur les attributs de la jeune fille de 15 ans de la part du poète national qu’est Ephraïn (décidément toutes les coteries littéraires se ressemblent, Beigbeder sort de ce corps !…) quelques platitudes, et les regards pour mesurer la taille du membre de chacun en deux long plans ; deux pauvres bites dans l’urinoir qui parlent poésie, et la poésie qui vomit derrière, en coma éthylique : deux bites réveillées par l’urgence courent, catastrophe ! vite, vite, immédiatement, les conséquences sont trop grandes… une jeune fille de 15 ans ivre, avec des inconnus… Le premier à resservir est le premier à fuir (imaginez la plaie sur la carrière, détournement de mineur, etc.) Ephraïn. En drôle de père ivre, raté tout entier, dans un enchaînement de scènes plus que comiques, nous suivons notre Oscar se débrouiller avec le corps de sa protégée éteint par l’alcool. De son corps malingre il est l’égal de celui de Yurlady ; pour la porter, la sauver, que tout le monde survive à cela, il doit faire le dos rond, se mettre à quatre pattes, et que la salle  puisse rire encore tendrement du ridicule de nos vies… comme la poésie se fait plus et mieux dans cette scène que dans les urinoirs des coteries. 

Je vous passe le détail, vous le verrez, de l’avoir porté pour la sauver, dans un quiproquo aussi tragique qu’hilarant (Moretti encore), notre Oscar sera accusé du pire… Il ne s’en sortira pas de cette accusation, personne ne s’en sort, mais comme le dit Ephraïn : « il est si bête, il est de ces êtres si bêtes qu’ils sont inoffensifs pour les autres », tout le mal dont ils sont capables leur retombe sur la gueule… Rien qu’un désir : que sa fille ne croit pas ce dont on l’accuse, du reste disparaître. Pas de miracle, pas de fin heureuse, pas de fin d’ailleurs ; mais de ce côté la vie est sauve, il l’aura connu enfin par-delà la légende : la vie, la vraie ; la poésie. Non pas entrer dans le rang, seulement sortir de son carcan ; ne plus vivre la vie des autres, la vie des morts : retrouver la source vive, l’innocence : « l’infatigable recommencement » ; et avec ça le simple amour-propre du quotidien, qui nous offre l’amour des nôtres… 

Un Poète de Simón Mesa Soto, au cinéma le 29 octobre 2025

  1.  JANKELEVITCH Vladimir, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. 1. La manière et l’occasion, Le Seuil, coll. Point, Paris 1980 [1957], p. 60. ↩︎
  2.  CENDRARS Blaise, La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, Paris, Denoël, 2022 [1913], p.30. ↩︎
  3.  KUNDERA Milan, La vie est ailleurs, Gallimard, coll. Du monde entier, Paris, 1973 [1969]. ↩︎
  4.  STRAUB Jean-Marie dans Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa (2001) ↩︎