Critique | Le Garçon et le Héron, Hayao Miyazaki, 2023
Une fois le sommeil de Mahito interrompu par le cauchemar d’une sirène cinglante qui annonce le feu infernal des bombes ennemies, il ne le retrouvera jamais, sinon par l’incursion dans la fiction du merveilleux. De fait, après la mort de sa mère dans l’hôpital touché par la guerre, le garçon se retrouve dans une chambre d’une maison inconnue mais qui semble pourtant l’attendre, dans le foyer que son père a aménagé à la campagne avec sa nouvelle compagne enceinte, la sœur de feu sa femme. S’il repousse indéfiniment le sommeil pour fuir le cauchemar du deuil, c’est qu’il doit littéralement s’assommer pour se dérober à lui-même et au souvenir de la perte de sa mère, se fendre la tête d’une pierre qui deviendra le centre névralgique du merveilleux. La cicatrice de cette fente crânienne apparaît comme le deuxième nombril d’une séparation psychique avec la mère. Miyazaki pose ainsi les jalons du conte le plus universel : le trauma du deuil de l’Autre, qui est avant tout un deuil de soi, de l’identité générée par celui qui nous enlace, n’est surpassé que dans la fiction d’un monde qui s’effondre. Une seule pierre doit alors rester pour refonder un imaginaire.
Lorsque le héron, oiseau mythique d’air et d’eau, génie de ces lieux, commence à cibler puis attaquer Mahito bec et ongles, le merveilleux s’infiltre doucement, goutte à goutte et jusqu’à l’inondation, au moment où Mahito se liquéfie littéralement dans l’image pour glisser définitivement dans l’Autre monde. L’oiseau s’avale alors et devient humanoïde, un guide au cœur de la fable. Trois motifs circulent désormais : la fente et autres portes ; la pierre, surface dure où tout repose, interstice entre deux espaces ; l’ingestion de nourriture. Mahito, dans la quête de sa mère défunte que le héron déclare toujours vivante, se faufile dans des cavités rocailleuses et scellées, ouvre les entrailles d’un poisson à cuisiner et les portes d’un tombeau sacré, ou fait du porte-à-porte dans un couloir au seuil des mondes. En suivant le même cheminement que son personnage, le film traverse ses différents espaces en ouvrant – comme s’il les survolait à dos de héron – des micro-récits sans jamais les élucider, comme des réminiscences d’histoires possibles qui refont parfois surface et s’incarnent en mythes, tel les warawara, espèce de boules rondes comme des pages blanches, futures âmes en quête d’élévation, ou encore Lady Himi, femme de feu qui parcourt le Royaume des Morts sur son voilier. Les personnages qui peuplent ces environnements sont eux aussi volatiles, pélicans et perruches qui ne cherchent qu’à manger en attirant les petits enfants dans leur coquette maison. La fable s’accélère dans un foisonnement bestial jusqu’à une forme de cacophonie finale, dans la basse cour du Roi des Oiseaux. Le récit retourne alors au trauma initial pour l’épurer dans le merveilleux et le grotesque.
Entre le conte et Le Roi et l’Oiseau, Le Garçon et le Héron fait du cauchemar fasciste le dindon de la farce d’une tentative de putsch contre le Grand Créateur qui n’aboutira qu’à l’implosion du monde merveilleux. Autrement dit, la pauvreté de l’imaginaire fasciste, qui bouleverse les équilibres les plus précaires (comme celle d’une tour miniature en pierre blanche, semblable à un jeu d’enfant) de son aile pataude, déplume le monde de ses monuments. Au magma créatif de devenir un contre-feu qui déferle sur la réalité et l’on fera d’une pierre deux coups.
Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki, sortie le 1er novembre 2023