Critique | Poil de Carotte de Julien Duvivier (1932), ressortie 2025
Quelle meilleure occasion que de (re)découvrir sur grand écran Poil de Carotte, petit chef-d’œuvre de 1932 ? Grâce à la rétrospective Julien Duvivier : Les années 30, Les Acacias mettent à l’honneur le « pionnier du cinéma français », ressortant en salles cinq de ses premiers films parlants en copies 2K et 4K : David Golder (1931), Les Cinq gentlemen maudits (1931), Poil de carotte (1932) donc, La Tête d’un homme (1933) et Pépé le Moko (1937). Après Poil de Carotte, premier du nom réalisé en 1925, Duvivier renoue avec le récit d’enfance brisée écrit par Jules Renard et en livre une version parlante bouleversante. Contrairement à ses contemporains, le réalisateur évite les écueils du théâtre filmé et en fait un vrai film de mise-en-scène. Là où le cinéma théâtral d’un Pagnol repose presque entièrement sur la force seule des dialogues et des interprètes, Duvivier sait exploiter la pleine palette du langage cinématographique, avec une grande modernité. La réalisation de ce conte rural est audacieuse, alternant entre décors d’intérieurs étouffants (la maison des Lepic) et extérieurs bucoliques (la campagne sublimée). Faits notables pour l’époque, le rythme est vif, le montage fluide et la caméra mobile. Quant à la photographie, elle tire parfois vers l’expressionnisme ou le modernisme, jouant des jeux d’ombres géométriques, qui effraient l’enfant. Les expérimentations filmiques de Fernand Léger ne sont pas loin, en témoignent les fabuleux décors de la grange et du grenier, où des pois et des grandes lignes noires se reportent sur les murs, illustrant la prison mentale du pauvre petit rouquin.
La distribution des rôles est merveilleuse, à commencer par Harry Baur en Monsieur Lepic, pataud, et Catherine Fonteney en Madame Lepic, sèche et acariâtre. Le jeune Robert Lynen, tête brûlée et futur résistant – il sera exécuté par les Allemands en 1944 – endosse le rôle principal avec justesse, donnant à la fois un air grave et joyeux à ce garçon souffre-douleur. Son jeu est d’une telle fraîcheur qu’il fait à lui-seul de cette œuvre un manifeste de l’enfance d’une rare beauté. En regardant ses facéties, on pense à Lewis Caroll ou à James Barrie : au détour d’une scène féérique de mariage avec sa petite amoureuse, sous le regard amusé et bienveillant de son parrain, on imagine facilement Lynen en garçon perdu de Peter Pan. Fort heureusement, le mélodrame de Duvivier, malgré le sujet lourd d’une enfance malheureuse, ne glisse à aucun moment vers le pathétique ou l’indigeste et trouve son équilibre dans la maturité et l’innocence combinées de son jeune acteur.
Œuvre espiègle, Poil de Carotte est le parfait exemple d’un cinéma inventif et avant-gardiste, qui n’a aujourd’hui rien perdu de son charme. En accueillant sa ressortie en salle, espérons donc la réhabilitation de ce petit bijou de notre patrimoine français et de son réalisateur, Julien Duvivier, tant décrié par une certaine jeune critique de la Nouvelle Vague et mis, à tort, dans le panier du réalisme poétique. Grâce à son enfant-acteur, époustouflant de naturel, ce Poil de Carotte transcende son statut de simple adaptation cinématographique et confirme qu’il est, plus qu’un vrai classique, un grand film.
Poil de Carotte de Julien Duvivier, ressortie au cinéma le 26 février 2025