Critique | Pauvres Créatures, Yórgos Lánthimos, 2024
Il est bien connu que Ève vint au monde à partir d’une côte d’Adam, par la bonne grâce de Dieu. Merci l’Homme, merci Dieu. Bella Baxter (Emma Stone) reviendra au monde par la science du docteur Godwin Baxter (Willem Dafoe), qui trouvant sa carcasse enceinte au bord du fleuve, la ramène dans son laboratoire, lui extirpe son enfant, et dans un éclair d’éthique, décide de lui implanter le cerveau du nouveau-né, se doutant qu’on ne se suicide pas pour être ramené à la vie. Merci papa God’, merci Dieu.
Pauvres créatures est un conte, et cela se remarque d’abord par les innombrables « idées visuelles » qui inondent le film. Les couleurs criardes, les drôles d’architectures, que le film soit coincé entre l’esthétique d’un Jean-Pierre Jeunet qui aurait dévoré Terry Gilliam, et des boursouflures du récit façon Beau is afraid, c’est fait exprès. Alors il demeure une référence plombante et légitime qui plane au-dessus du film, comme pour achever de se convaincre de la légitimité de l’ouvrage : Candide de Voltaire… à la différence près qu’il s’agit d’un conte philosophique, et qu’une fois arrivé à Lisbonne, le personnage part pour l’Amérique du Sud, et reviendra de ce long voyage changé, l’âme apaisée, cultivée. Mais à force de faire exprès d’évider ainsi le film de toute substance en lien avec le réel, on voit assez vite apparaître les intentions qui se trament derrière ces pauvres artifices.
C’est dégueulasse
Soit celle d’une trajectoire. Un parcours de femme. Une destinée que n’aura jamais le droit de poursuivre pleinement le personnage de Bella. Lorsqu’elle découvre sa sexualité, le concombre sera très vite remplacé par un homme encombrant (Duncan Wedderburn, interprété par un Mark Ruffalo dont on découvre tardivement le potentiel comique). Quand une travailleuse de la maison close parisienne lui partage les idées du socialisme, cela lui donne des aspirations politiques ambitieuses — dont on n’entendra plus jamais parler par la suite, car elle part subitement retrouver son père-créateur mourant à Londres. Choisissant de s’enfermer dans un mariage avec l’assistant de God’, elle y renonce au dernier moment, pour repartir avec son ex-mari, qui l’avait poussé au suicide. Voilà de quelle forme d’émancipation Lánthimos souhaite être le nom : d’une femme qui à mesure que sa participation au monde est rendue possible, rebrousse chemin pour s’enfermer aux côtés des pires hommes qui ont pavé la route de sa courte et misérable vie.
Comble du déguelasse, le film prend un réel plaisir à mimer le féminisme, faire croire en une quelconque avance sur son temps : au cours d’un repas avec la haute société lisboète, Bella découvre la danse. Forcément, Bella danse de manière bien plus libre que les autres femmes en corset (elle danse de manière « contemporaine » !!! c’est qu’elle est en avance sur son temps en fait !!!), et c’est Duncan qui la rattrape tel un prédateur, pour la ramener dans le droit chemin et la faire danser correctement, c’est-à-dire leur temporalité, aux alentours du XIXe siècle. Il survit alors au film le jeu d’Emma Stone, comme une anomalie ou quelque chose qui dépasse du carnage. Peut-être trouve-t-elle dans ses collaborations avec le cinéaste un échappatoire aux rôles quadrillés que lui offrait Hollywood, il n’en reste pas moins un exercice de burlesque lassant, pas assez drôle pour tenir là une comédie noire satisfaisante, sans doute assez pour quand même revenir en Californie faire la moisson des cérémonies, voire même des Oscar.
De vaines promesses politiques donc, jamais servies par une mise en scène dont l’optique ou les cadrages semblent avoir été décidées à la roulette de casino, mais un scénario trop au clair sur ses intentions propres et opportunistes. Si, pour continuer de chier sur la femme, il faut écrire deux-trois blagues sur la faiblesse des hommes, it’s a deal : Bella n’en restera pas moins un personnage dont les intentions politiques ont été aspirées par le scénario. Un personnage purement américain aussi (libéral, comme Voltaire), dans la mesure où elle est sereine lorsque le film se termine, puisqu’elle, en tant qu’individu, a peu ou prou achevé sa quête de personnage principal. Et tant pis si d’autres femmes là n’ont pas eu cette chance ; ces pauvres créatures n’auront qu’à poursuivre les rêves de socialisme que le scénariste a oublié à Paris.
Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos, sortie le 17 janvier 2024