Tu mérites un amour

Critique | Loveable de Lilja Ingolfsdottir, 2025

Dans Tu mérites un amour (2019), Anthony Bajon lit à Hafsia Herzi le poème éponyme de Frida Kahlo, lui assure qu’elle mérite d’être aimée, après un amour déçu. Un lien qui se tisse tout naturellement en sortant du visionnage de Loveable, de la réalisatrice norvégienne Lilja Ingolfsdottir. Dans ce portrait de femme à contre-courant, il est tendre d’y imaginer un écho : aimable, pouvant être aimé, à aimer

Love story

Dans sa grande élégance et maîtrise du drame amoureux, Loveable s’amuse avec le trope de la rencontre amoureuse rêvée. Elle le pastiche. Tout ne serait-il déjà pas écrit ? Maria (Helga Guren) rencontre Sigmund (Oddgeir Thune) lors d’une fête. Point de vue de Maria. Idéalisation de la cible. Il a tout pour lui : le charme, la prestance, l’aisance avec les autres. Il faut que ça soit lui. 

Bien sûr, tout est facile : il suffit à Maria de le regarder intensément pour que le charme opère : la chanson Händerna Mot Himlen de l’artiste pop suédoise Petra Marklund à fond dans la séquence suivante, le couple rentre précipitamment dans son nouvel appartement. Ils s’embrassent fougueusement contre un mur, c’est le début de l’idylle, les premiers mois passionnés. 

Nulle crainte pour autant du film programmatique, car la force de Loveable réside bien dans le fait de faire voler en éclat le couple hétéronormé, d’offrir à son personnage féminin toute la place qu’elle n’arrive pas à prendre. Sigmund est l’homme parfait, mais socialement parlant. Pas pour elle : le couple était une fin pour Maria. Oui, et après ? Elle se perd dans cette notion trop floue pour elle. Pourtant, elle “en mourrait” d’être abandonnée. Elle se confronte à une question qui la ronge : oser remettre en question des choix pourtant si évidents, la vie de couple si longtemps rêvée, celle qui, finalement ne lui offre pas autant de bonheur qu’elle l’aurait espérée. Tout serait à refaire. 

Scènes de la vie conjugale

Lilja Ingolfsdottir brise le rêve de Maria avec une séquence d’une efficacité redoutable : sept ans plus tard, lumières blafardes d’un hypermarché, le bip d’un tapis de caisse, les cris des enfants, les bras chargés de course, la carte bleue refusée au moment du paiement, le paquet de céréales qui se renverse, les personnes qui attendent impatiemment leur tour derrière. Sigmund n’est pas présent dans cette scène du quotidien. Un quotidien qui ronge Maria et qui l’étouffe. Pour autant, Sigmund est-il un mauvais compagnon de vie ? Non. Il veut essayer de bien faire. Mais essayer n’est aujourd’hui peut-être plus assez. La rancœur que nourrit Maria envers Sigmund en ferait-il un personnage injuste, agaçant, colérique ? Peut-être… et alors ? 

Si Lilja Ingolfsdottir n’a pas chasse gardée sur la thématique du délitement du couple, elle renouvelle cependant le genre grâce à son personnage féminin, ouvertement en colère. Qui se contredit, préfère gérer elle-même les tâches ménagères tout en maudissant sa charge mentale. À quoi bon ?  Sa carrière professionnelle est mise de côté depuis longtemps déjà, et au fond d’elle, elle déteste Sigmund qui s’absente de plus en plus pour son travail. Lui, le peut. Il a le droit, Maria est là.

Loveable offre une formidable séquence de dispute dans la cuisine, qui n’aurait rien à envier à celle d’Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet : il est tard, Sigmund rentre enfin à la maison, trouve Maria en train de faire la vaisselle. Dormir à l’hôtel est épuisant, dit-il. Goutte d’eau. On devient complice de Maria, on s’agace. La colère éclate. Ici, chacune des paroles de Sigmund réinterprétée pour épouser la fatigue émotionnelle de Marie. Pourtant, cette colère, sincère, qui éclate, aura des retombées. Elle n’avait pas le droit de sortir, cette colère. Sigmund l’utilise comme prétexte pour demander le divorce, punition ultime. « Tu as besoin d’aide pour gérer ta colère » assène t-il. 

Vers la tendresse

Pourquoi Adam Driver dans Marriage Story (2019, Noah Baumbach) aurait-il le droit, lui, de frapper de colère dans un mur ? Pourquoi ne serait-il pas, au personnage féminin, de répondre, enfin ? Lilja Ingolfsdottir réalise quelque chose d’essentiel, avec le personnage de Maria. Elles sont encore trop rares au cinéma, celles qui s’autorisent (ou plutôt, qui sont autorisées) à laisser éclater leur colère, à être insupportables, égoïstes, à rejeter l’injonction au care (parce qu’elles le peuvent !), le veulent. Encore trop souvent, si nous sommes en colère c’est à cause de notre sexe. Ne surtout pas donner de véritables raisons à son personnage. Dans Loveable, on le fait, enfin, pour de vrai. Maria est en colère. Maria ne parvient plus à aimer Sigmund, au fond, il l’agace. Il n’est pas méchant, il ne l’a jamais été. Mais il n’est pas là. 

Loveable est le récit d’une quête, celui d’un apaisement, encore jamais atteint pour Maria. Elle se réfugie auprès d’amies, de sa mère. Cette dernière est excédée ; Maria en a toujours trop fait, elle a toujours tout dramatisé. « Tu es forte, comme toutes les femmes de cette famille » lui assure sa mère. 

Point d’orgue du film, Maria, face à un miroir, les yeux baignés de larmes, affirme : « Tu as le droit d’être aimé ». « Tu mérites de l’amour ». Dans ce grand portrait de femme contrariée, Lilja Ingolfsdottir a peut-être écrit ici l’un des plus beaux personnages de 2025. Un personnage féminin formidable dans sa fragilité, ses défauts, sa difficulté d’être au monde, écrasée par la charge du couple, et qui, un jour, s’en délestera. 

Loveable  de Lilja Ingolfsdottir, en salles le 18 juin 2025