Critique | Materialists de Celine Song, 2025
Au cœur de l’Humanité, l’amour, le commencement de toute relation humaine. Deux êtres qui s’aiment, le couple primitif. Une embrassade, les grands espaces américains, le calme originel. Une fleur passée à l’annulaire, la veine qui relie au cœur, en guise d’alliance. Surprise de l’introduction, Pedro Pascal n’apparaît pas encore à l’écran, est-ce le bon film ? Ellipse. Lucy apparaît, poésie du nom de la première humaine de l’humanité, en plein milieu de New-York, ville de grands espaces urbains, du flux, de la transaction.
Ce glissement du mythe originel à la jungle urbaine ouvre la voie à la mécanique contemporaine des liens : les mariages forment la trame centrale du film. Celui d’une cliente de Lucy (Dakota Johnson) ouvre le bal : elle y rencontre Mark (Pedro Pascal), frère du marié et homme d’affaires fortuné, tout en croisant par hasard John (Chris Evans), son ex, discret serveur et acteur en devenir. Le jeu des possibles s’enclenche, l’intrigue s’installe. Chez Celine Song, l’amour se pense toujours à trois, comme dans Past Lives (2023), où Nora oscillait entre deux trajectoires de vie. Materialists explore la question du choix – non pas seulement de l’amant, mais du compagnon de route. Qui sera le match idéal pour Lucy ? Une fleur à l’annulaire ou un diamant au doigt ?
It’s a match !
Matchmakeuse d’un Manhattan aux client·es fortuné·es, Lucy est réputée excellente dans son métier, neuf mariages à son actif ! Des critères à remplir, des cases à cocher. Aucune place pour la spontanéité : « it’s just maths ». On swipe à gauche dès qu’on en a marre, on jette, on passe à autre chose. Des humains disposables qui pensent tous – surtout les femmes – mériter qu’on les aime. Lucy arrange les coups avec des critères plus superficiels les uns que les autres : métier, salaire, âge, taille, silhouette, couleur des yeux, des cheveux, de la peau. Les femmes espèrent un peu d’amour, un compagnon de route. Les hommes une belle épouse, baisable, qui présente bien et surtout pas trop vieille, en dessous de trente ans, c’est parfait. L’amour, le mariage comme transaction financière. Une alliance où la domination se joue subtilement : plus la femme est jeune et pauvre, plus l’homme – riche, banquier ou avocat – peut garder l’ascendant. Ils disent que l’argent n’est pas un sujet, mais c’est précisément ce qui leur permet de garder le contrôle. Si elles sont jeunes et impressionables c’est encore mieux. L’arnaque du siècle. On vend le fantasme de la « perle rare » (unicorn en anglais dans le film), l’homme parfait, sans défauts, introuvable. Mais les femmes, elles, ne sont jamais perçues comme des « catch », au contraire, elles apparaissent souvent désespérées, prêtes à tout pour qu’on veuille bien d’elles. Et pendant les rendez-vous, parfois, une agression banalisée, presque anodine. Double arnaque : celle où seule la victime se sent coupable, cristallisée par le personnage de Sophie, cliente de Dakota Johnson, qui se fait agresser un soir de date. Pourtant « sur le papier ces deux-là sont le match parfait ! ». Cruauté du dating, où les femmes sont des proies.
Au-delà des clientes de Lucy – presque toutes en quête de romantisme – c’est finalement John qui incarne la figure la plus romantique du film. Dans sa déclaration à Lucy, il trouve les mots les plus sincères jamais prononcés dans une comédie romantique : « Quand je te regarde, je vois des futurs cheveux blancs, des rides et des enfants qui te ressemblent autour de nous. » Il ne vend ni fantasme ni perfection, mais un futur modeste, traversé ensemble. Quelle plus belle déclaration que celle qui nous dépasse, qui s’étire au-delà de nous, après nous ? Un amour sans éclat, mais durable. Un amour possible. Leur union est expédiée au City Hall, glissée dans les images du générique de fin. Mais ce dernier mariage, pourtant le plus « réel », est filmé simplement. Lucy et John sont noyés dans la foule, flous, sans visage distinct, perdus dans un plan large. La réalisatrice refuse de sacraliser l’événement : elle efface la performance, dissout la solennité, les rend anonymes. Ce n’est pas la cérémonie qui importe, mais ce qu’elle contient – une promesse discrète, un amour qui a pris le temps d’advenir, après l’échec, après le passé.
Des goûts particuliers
Celine Song réussit ici quelque chose de fascinant, elle dessine une nouvelle profondeur au sein de son film, elle déplace l’aura de ses acteur·ices. Casting parfait, affiche parfaite pour un second film. Chris Evans abandonne son éternel statut super-héroïque de Captain America lisse et asexué pour devenir John, théâtreux fauché de 37 ans et profondément amoureux de Lucy. Dakota Johnson quant à elle incarne à la fois la continuité et le contrepied de son rôle dans Cinquante nuances de Grey (2015). Toujours en tailleur, mais l’air bien plus assuré que dix ans auparavant, Dakota échappe à la disparition, dans un rôle a priori beaucoup moins misogyne. Lucy réapparaît enfin sur l’écran, désexualisée, loin du traumatisme d’un corps que l’on scrute et fouette. Car si dans Materialists il est bien question de critères précis pour trouver l’amour, ceux de Lucy sont simplement matériels, elle a grandi pauvre et souhaite trouver un futur mari riche. Fuir sa condition. S’élever. Trouver refuge dans le mariage, alliance économique. Trouver un mari qui connaît de bons restos et n’est pas radin pour 20 balles de parking. Ce potentiel mari riche va s’incarner en Pedro Pascal, icône moderne, gueule sexy et sympathique, homme engagé. En revanche, Mark n’est bien rien de plus que riche, même si charmant cinquantenaire. Il est grand – on découvre plus tard qu’il a fait cette étrange opération des tibias car « 15cm ça double la valeur d’un mec sur le marché » – mais ce n’est pas la taille qui compte non ? En employant dans son film un trio d’acteur·ices aussi séduisant·es qu’à l’image complexe, Celine Song réactive le genre de la comédie-romantique. Ni une comédie, ni totalement un film romantique, mais un film sur l’amour, celui qui fait regarder la personne que l’on aime droit dans les yeux, ému·e.
Past Lives et Materialist se complètent, infinies variations de l’amour. Sur le pas de la porte deux humains se regardent, se scrutent peut-être, se disent au revoir ou adieu, s’embrassent et pleurent ensemble. Sur un banc au milieu de la ville, deux humains se regardent et se disent je t’aime.
Materialists de Celine Song, au cinéma le 2 juillet 2025