Critique | Festival de Cannes 2023 | Sélection Officielle (Compétition)
Que peut le cinéma ? Selon Todd Haynes, rendre à l’ouverture d’un frigo tout son suspense. Comment ? Par la musique, par le hors-champ – la porte du frigo plein cadre cache son intérieur. Dans le même mouvement, sans coupe, la musique et le hors-champ disparaissent et la vraie vie reprend ses droits : Gracie demande à voix haute s’ils ont racheté des yaourts. Le frisson cinématographique laisse sa place au quotidien, l’attente qu’a le spectateur de ce que le cinéma peut suggérer rencontre la banalité du frigo de la maison, et la salle rit de bon cœur. C’est que le cinéma peut beaucoup, parfois trop. Et Hollywood ne se prive jamais pour le trop.
Gracie, c’est Julianne Moore, et elle a une histoire, et même une sacrée histoire ! Elle rencontre ce qu’elle dit être l’homme de sa vie en… 5e. Condamnée pour pédophilie, elle accouchera de leur enfant en prison, les médias s’empareront de l’affaire, ce sera un grand moment de voyeurisme populaire ! Bien sûr il n’en fallait pas plus à l’industrie du cinéma pour la raconter, cette histoire. Alors, lorsque Natalie Portman est chargée d’incarner Gracie, cette dernière se veut consciencieuse et va à sa rencontre. Elle veut la connaître, la comprendre, l’incarner ! Pendant le reste du film, Portman ira parler à tout le monde, grattera la surface, essaiera de trouver la clé de Gracie, du personnage, de son geste, le truc, le pourquoi du comment, le cœur caché de l’affaire.
Alors c’est quoi, le cœur de l’affaire ? Et bien il n’y en a pas. La vraie vie ne se nourrit pas de la méthode actor studio. L’intimité des gens est justement… intime, cachée, rien que pour eux. Alors que reste-t-il à Portman pour interpréter le personnage ? Les précédents films sur cette histoire. Elle les regarde, les étudie, s’en inspire… Todd Haynes montre, certes parfois de manière un peu appuyée, comment le cinéma s’auto-engendre et crée ses propres mythes. Au fond, cette famille qu’on pense dysfonctionnelle l’est tout autant que n’importe quelle famille. C’est l’homme qui prend en charge le foyer et les disputes dans la chambre à coucher n’ont rien de particulier. Alors ? Est-ce que Gracie est une horrible perverse manipulatrice ? Peut-être, mais pas beaucoup plus ou beaucoup moins que n’importe quel autre humain. La seule différence, c’est qu’on la sait coupable.
De cette situation, Todd Haynes tire des dialogues dont les sous-entendus sont constamment amplifiés par la musique et le fait divers passé – l’histoire à raconter. Pourtant, rien n’apparaît jamais tout à fait. Le mystère demeure. Portman s’évertue à singer Julianne Moore et c’est drôle parce qu’elle en fait trop. Comme Hollywood, Portman ne cherche pas la justesse ou la vérité, elle cherche le spectacle. Et tout ça est drôle à voir parce que rien n’en sort. C’est vide, c’est vain. Lorsque la dernière séquence met en scène Portman, dans son film, en train de jouer Gracie, et que la prise est refaite trois fois, toujours plus bête, toujours plus lunaire, on éclate de rire et on se dit que, définitivement, ce film est déraisonnable.
May December de Todd Haynes, sortie le 24 janvier 2024