En certains jours de lumière parfaite

Critique | Mektoub, My Love : Canto Due d’Abdellatif Kechiche, 2025

Un grand soupir de soulagement. Incontrôlé, incontrôlable, ce soupir est celui d’un souffle à reprendre. Canto Due, te voilà, on ne t’espérait plus, on ne t’attendait plus, les années ont passé et le souffle reprit, ta première image est celle d’une continuité – quoi de plus beau qu’une continuité ? Cette image est simple, on ne peut faire plus simple car, ici, tout commence comme le début d’un grand roman balzacien, au milieu d’une action, dans le flot continu de la vie sétoise, quelques semaines après les événements du premier film. Cette image, c’est celle d’Amin qui regarde Charlotte. Ce n’est que ça et c’est pourtant tout. Afin de la photographier, il la fait parler pour saisir en elle quelque chose de spontané, de naturel : alors elle raconte le roman qu’elle lit, La Tour du malheur de Joseph Kessel. Cette histoire de parvenu sur fond de Grande Guerre rappelle inévitablement la facture purement romanesque du cinéma de Kechiche, son infinité en quelque sorte.

Dans les premières minutes du film, de nombreux signes du même genre lui donnent une allure rétrospective, comme pour annoncer un dernier tour de piste : ce n’est pas un hasard si Charlotte a de faux airs d’Adèle, si le charisme de Jessica Patterson rappelle celui d’Emma et si celle-ci mange d’abord et gouluement des spaghettis lorsqu’elle arrive au restaurant de la famille, tandis que Hafsia Herzi, parmi d’autres, l’épie depuis là où l’on fait du couscous ; ce n’est pas un hasard non plus si André Jacobs, après un rôle de propriétaire blanc, esclavagiste, dans Vénus Noire, joue ici un producteur de cinéma, américain et détenteur d’un revolver ; et ce n’est pas non plus un hasard si, par la suite, le personnel de l’hôpital, dans la séquence finale, est majoritairement joué par les décisionnaires du destin de Slimane dans La Graine et le Mulet – tout un système, toute une structure économique et sociale, un privilège blanc, un patriarcat, oui, tout un monde, violent soit-il, toute une charpente ou, pourrions-nous dire, tout un poème. Mais ici, la beauté particulière de ce geste tient plutôt au dénouement qu’il propose qu’au ressassement dont il aurait pu (et nous aussi) se contenter. Avant toute chose, Mektoub, My Love : Canto Due est une suite, et c’est une première dans la filmographie de Kechiche. Il est un film qui multiplie les premières fois en les incorporant aux énièmes fois propres à la chronique (il fut un temps envisagé que Mektoub devienne une saga de dix films…), et dont les couleurs seraient comme harmonisées par l’usure du soleil pétant de ce vieux sud inlassable. Une lumière parfaite.

Un grand soupir de soulagement aussi pour la mesure que nous prenons toutes et tous ensemble du temps écoulé entre les deux films. Quasiment huit ans séparent la sortie des deux chants, alors même que leurs images ont été tournées en seulement deux étés séparés de deux années, 2016 et 2018, il y a huit à dix ans déjà. « J’ai tout mon temps. » disait Amin à la toute fin du premier chant. On est forcément pris d’un vertige lorsqu’on imagine que ces plans sont nés et ont vécu, ont survécu, puis ont eu le temps de vieillir sur quantité de disques durs, de logiciels de montage, de mixage et d’étalonnage avant de trouver leur forme définitive. Et l’on soupire alors, encore, enfin, de découvrir que cette histoire qui a tant fait couler d’encre et de larmes par le passé (le premier volet est devenu le symbole du « male gaze » pour une partie des cinéphiles ; des différends juridiques ont opposé Kechiche à Bau quant au montage de Mektoub, My Love : Intermezzo ; les conditions de tournage réputées difficiles du cinéaste ont pu être subies comme a minima violentes par une partie de l’équipe), en prenant acte de tout ça, se conclut aujourd’hui. Du temps a passé pour tout le monde, Kechiche compris, et l’on ne peut qu’être fasciné par la manière dont il a plongé dans ses rushs pour en débusquer ce joyau pur, pur film de son temps qui ne cède paradoxalement (ou pas) à aucune concession, tout en continuant de révéler ce qui avait toujours été là chez Kechiche, juste devant nos yeux tantôt ébahis, tantôt éblouis et parfois offusqués : des rapports de force (de genre, de classe ou d’origine) qui n’oublient personne et se dessinent dans le creux des amitiés, des familles et des rencontres que l’on fait sur la plage ou ailleurs, tant que la chaleur y est.

Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ?

Il y avait la lumière du soleil (le premier chant ou le paradis), celle des stroboscopes et des néons de discothèque (l’interlude ou l’enfer) et il y aura celle d’un avenir et de ses espérances (le second chant ou le purgatoire) – une Divine Comédie déstructurée. Canto Due prolonge le geste solaire du premier chant tout en l’assombrissant de désenchantements. Ici, sans pour autant disparaître, le désir (masculin) dépasse le corps des femmes : que voit Amin lorsqu’il regarde Jessica nue dans sa piscine ? Une star immaculée, une perspective professionnelle, une liberté dont seule peut jouir la bourgeoisie ? Un peu de tout ça, et il ne sait pas quoi en faire, alors il avance vers elle et continue comme si de rien n’était. Et c’est alors teinté d’un déjà-là mélancolique qu’Amin évolue, bercé d’un parallèle nouveau qui ne s’arrête pas là ; les lumières éblouissent les innocents – toutes les jeunesses ne peuvent pas se désirer de la même façon.

Canto Uno se clôturait sur le San Francisco de Scott McKenzie. Canto Due, lui, s’éprend de Los Angeles (un jour, Tony y ouvrira un couscous, Ophélie y suivra Amin qui, lui, ira y trouver carrière). La Californie surplombe Sète, surplombant toutes les jeunes têtes des nineties (le film se passe durant l’été 1994), enfants des années 1960, 1970 où Woodstock et Mai 68 sont passés, d’un rêve qui semble aussi fané que désuet. Ce qui un temps était fantasme est aujourd’hui malgracieux, ingrat et la liberté sexuelle reste le rêve américain de nos post-soixante-huitards français. Alors oui, les Etats-Unis frôlent la France, mais ils ne sont pas les seuls. Chez Kechiche, toujours, deux cultures se troquent. Dans Mektoub, l’on troque la lecture d’un scénario contre un couscous et, dans la Graine et le Mulet, l’on troquait déjà implicitement les financements d’un projet contre – on vous le donne en mille – un couscous toujours. Le couscous frôle la France qui, n’en déplaise à certains, aura éternellement à la peau un passé colonial qui colle, qui colle et ne s’enlève pas. Pour autant, bien que le film se déroule dans les années 1990, la temporalité de la diégèse reste absolument inexistante : les scènes pourraient parfaitement et indiscernablement se passer aujourd’hui (mis à part quelques détails furtifs : téléphones portables absents, machine à écrire au lieu d’ordinateur, cigarettes en intérieur). L’histoire du passé et son héritage importent peu ; ce que l’on voit à l’écran est un présent éternel, un huis clos spatial et temporel, une instantanéité déchargée du poids de l’esthétisation rétro – ne pas faire nineties, ne pas rajouter un surplus de patine à la réalité brute.

Tout était déjà là, juste devant nos yeux, dès le titre : Mektoub (l’origine arabe) My Love (le rêve américain) Canto (la divine comédie)… Passé colonial, songes dépassés et chants dantesques ; tour de Babel, tour du malheur ou prémices de toutes les désillusions. Tout d’abord, désillusions quand Amin fait lire à Jack le scénario de son film Les principes essentiels de l’existence universelle (manière habile pour le cinéaste de prendre de la distance en riant gentiment de son clone), la matrice minuscule d’un film de science-fiction dans lequel Amin voit un film d’auteur, Jack un film à pognon ; qu’il est beau de rêver ! Ça ne se passera pas comme ça. Désillusions ensuite parce qu’il y a Tony. Tony aimerait être un personnage de film de la vieille époque, Aldo Maccione ou un héros de Scorsese. Tony n’est clairement pas un prince charmant, mais Tony sait charmer. Tony, c’est l’amant d’Ophélie. Or au-delà de l’économique, il ne s’impliquera pas vraiment dans l’avortement prévu par cette dernière, car Tony est un homme (et c’est à lire péjorativement). Avortement pourtant qui permettrait un vrai coup de gomme sur l’adultère. Mais l’adultère c’est Tony. Il n’est pas beau à tolérer, on le cacherait bien dans l’armoire et, pourtant, qu’est-ce qu’on le désire ; il est le fantasme d’un monde blanc. Car ici, l’amant c’est l’arabe, et preuve en est, il y a noté Couscous sur son scooter. 

Puis il y a Jessica qui est la star et, preuve en est, tout le monde connaît son nom et son visage. « Elle est moins belle qu’à la télé » commente en cuisine la petite famille. Car Jessica c’est le spectacle, le prisonnier des projecteurs. Et le spectacle se baigne tout nu dans la villa et Jessica se fait conduire dans des voitures de luxe ; son vieux mari producteur est son chauffeur. Mais Jessica en a marre, elle s’ennuie avec lui, elle lui préfère la piscine jusqu’à lui préférer, le temps d’une soirée bien arrosée, l’amant. Le spectacle et l’amant. En voilà une rencontre ! un vrai vaudeville. Et leur ébat, à la fin du film (d’où s’ajoute l’apparition de Jack, cocufié lui aussi, à son tour, par Tony qui, malheureusement cette fois, n’est pas dans l’armoire), fait alors basculer le récit dans un soap aux accents tragiques. Après le sexe vient le temps des conséquences. Crimes et châtiments. Jack sort son revolver. Mais plus la scène avance et plus l’on se demande si le crime de Tony ne serait, non pas celui d’être l’amant, mais celui d’être l’arabe. Alors Tony fuit tel un gibier, nu, se cacher dans les buissons, façon chasse à l’homme d’un ancien temps. Et à la façon d’un Scorsese mal rêvé, Tony passe d’un rôle à l’autre, du séducteur de blanches à l’arabe traqué, celui qui doit payer. À la toute fin, c’est la police française qui, à son tour, prendra son pied à le mater. « On n’est pas en Amérique ici » avait pourtant prévenu plus tôt tata Camélia (serait-ce vraiment différent là-bas ?). En tout cas, il n’y aura pas de happy end, on n’est pas à Hollywood. Et du côté du spectacle, Jessica pleure. Jessica s’use. Car Jack s’est maladroitement tiré dessus, ce qui par ailleurs permet une petite pensée pour Jérôme Seydoux qui, suivant le modèle de production américain à grand coup de fresques, de Comtes et de Mousquetaires qui sentent le pâté, ressemble, si l’on veut (et l’on veut), à celui qui, d’une balle de revolver, s’est explosé un testicule. Que voulez-vous ? Ou peut-être est-ce Kechiche lui-même, songeur de tous ses sacres, qui se retrouve, en Jack, à se tirer une rédemption dans la couille ? L’on sortirait ainsi du simpliste parallèle avec Amin, fruit d’un réducteur miroir d’origine, et le transfert serait de classe, serait de genre ; tout est possible. C’est la perversité de toute analogie ; c’est la limite de tous les regards.

Qu’il est difficile d’être soi et de ne voir que le visible !

Du chant un au chant deux, tout a changé, rien n’a changé. Ils ont couleur et forme, ils existent tout simplement. De la mer du un à la piscine du deux, et de l’errance naturaliste du un aux multiples péripéties du deux, seul un sentiment doux-amer nous rappelera que la saga est définitivement close. Dans ce nouveau chant, Amin court et pédale d’un bord à l’autre de Sète. Il passe parmi les ciels qui, du matin au soir, changent leurs lumières. Déjà dans le chant précédent, il errait, déambulant dans la boîte de nuit sans vraiment trop savoir ce qu’il y faisait, ce qu’il y attendait. Lui, ce qu’il veut, c’est voir des films et en réaliser. En attendant, il voit la famille, il aime et il désire, il laisse la saison lui passer dessus. Mais après tout, il continue d’errer, de pédaler ou de courir jusqu’à en avoir un petit air de Slimane, qui lui aussi courait longuement dans la séquence finale de La Graine et le Mulet. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à s’effondrer.

Qu’est-ce qui intéresse alors, fondamentalement, Abdellatif Kechiche ? La séquence finale à l’hôpital, en apparence étonnante par le comique des commérages qu’elle met en scène dans la salle d’attente lorsqu’une star hollywoodienne passe par là pendant que son mari agonise en haut, révèle surtout les réglages du curseur du cinéaste. Grand créateur de situations où se passent cent choses à la fois, il s’attarde surtout sur les autres patients qui élucubrent entre eux, avant de recracher deux-trois approximations au premier journaliste venu (eux qui, contrairement à l’autre, se concentrent sur les dires plutôt que sur les faits). Puis, lorsque Kechiche revient vers ses personnages, il traverse leurs sentiments contradictoires, la panique, la peur, la honte ou l’incompréhension. C’est une recherche de justesse qui n’ose révéler la beauté qu’en s’obligeant à lui montrer aussi sa part de souillure qu’elle suppose en son envers. En premier lieu, Jessica, pleurant aux toilettes l’écroulement de tout son petit monde, de sa désillusion bourgeoise où le secouement est passé. En second lieu, Tony, secoué par la flicaille violente, qui n’avait rien demandé, qui voulait juste l’ivresse. C’est un regard politique donc, véritablement politique, puisque toutes ces considérations ne peuvent qu’être déduites de cette vitalité traversée, essorée, épuisée.

La dynamique principale et principielle de nos vies humaines est le désir (la cause de tout), et que celui-ci — dans son indignité comme dans sa beauté — est au centre de ce destin d’amour, et plus largement de toute la filmographie du cinéaste. La plus dense et exquise substance filmique est celle de la matière, toute la matérialité désirante est à l’œuvre ; l’ici et maintenant, la puissance vitale, celle du corps par le désir, celle de la parole et de la chair. La nouveauté de cette matérialité désirante, dans Canto Due, c’est la centralité du regard : le désir passe aussi et surtout par les yeux, — acte de restriction, de réflexion, de censure, peu importe : tout est dit en une oeillade, tout se dit dans le voir, à ceci près qu’il faut bien voir. Pulsion scopique à son sommet, Amin re-voit son cousin baiser, cocufier, et re-cherche à l’aider, le sauver, assurer ses arrières. Qu’il est difficile, oui, de ne voir que le visible ; pourquoi Tony et Amin agissent ainsi, sans concertation. Eux-même le savent vaguement. Vision et fantasme ne font plus qu’un, le tout conjugué au langage. Non pas le langage bourgeois, où l’on se mesurerait chacun à son logos, celui qui aura la plus grosse dans la langue, non, ici, tout est question de bavardage, parole et potin ; du pur discours, du simple échange, sans commerce ni rivalité ; de l’ici et du maintenant. Du naturalisme, du vivant. Les regards, tout est question de regard, de pupille, de coin de l’œil ; de la vue et des vues. Car tout avait commencé par le voyeurisme, là où les chairs coulent et se lient ; où tout circule et coexiste. Au jour le jour, au désir le désir et la lumière sera dans l’œil de celles et ceux qui la regardent. Elle s’y reflètera et ne finira jamais de s’y refléter.

Parfois, en certains jours de lumière parfaite et exacte,
où les choses ont toute la réalité dont elles portent le pouvoir,
je me demande à moi-même tout doucement
pourquoi j’ai moi aussi la faiblesse d’attribuer
aux choses de la beauté.

De la beauté, une fleur par hasard en aurait-elle ?
Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ?
Non : ils ont couleur et forme
et existence tout simplement.
La beauté est le nom de quelque chose qui n’existe pas
et que je donne aux choses en fonction du plaisir qu’elles me donnent.
Cela ne signifie rien.
Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ?

Oui, même moi, qui ne vis que de vivre,
invisibles, viennent me rejoindre les mensonges des hommes
devant les choses,
devant les choses qui se contentent d’exister.

Qu’il est difficile d’être soi et de ne voir que le visible !

Fernando Pessoa

Mektoub, My Love : Canto Due d’Abdellatif Kechiche, au cinéma le 3 décembre 2025