L’angoisse

Critique de Nowhere (1997) | Événement Gregg Araki

C’est à presque 40 ans que Gregg Araki clôt avec Nowhere sa trilogie de l’apocalypse adolescente. Derrière les airs nihilistes d’une fin wtf qui renvoie bien sûr au VIH, un fond lumineux parcourt ce nulle part teinté de Los Angeles que traverse la petite trentaine de personnages. Moins que l’habillage des chambres et des lieux par de grands aplats colorés éclairés et filmés frontalement, c’est l’inventivité du langage qui frappe. Les sous-titres peinent à suivre tant chaque insulte, chaque surnom, affectif ou bien moqueur, remplace l’autre à un rythme effréné. En rejouant le film, par exemple à la septième minute, l’oreille française capte péniblement, en l’espace de 5 secondes et venant de 3 personnages différents, « lick my butt brawer » (?), « stinky oyster », « seizure queen » ! Cette jeunesse désabusée qui déambule de coup de téléphone en trajet véhiculé ne cesse de vouloir déshabiter le monde par la parole, et pourtant l’investit pleinement par le corps et ses possibilités. Gregg Araki montre une jeunesse qui fait de l’écroulement du monde une posture, car il faut bien vivre et la vie les déborde de toute part. Il en va de Kriss et Elvis, l’archétype du couple rustre-obsédé-par-le-sexe avec copine-folle-amoureuse-un-peu-idiote, qui dévoilent une sexualité où les rapports dominants-dominés sont à l’inverse de ceux qu’on imagine. Un corps masculin baraqué peut être attaché et pénétré, un corps frêle et féminin peut pénétrer – on l’imagine à leurs postures -, ça déborde, tellement que parfois les corps éclatent, le sang jaillit, les aliens débarquent.

Tandis que la perversion des adultes corrompt une jeunesse joyeuse et curieuse – la star viole Egg, littéralement un œuf ; le télévangéliste pousse au suicide Egg et Bart ; Zero et sa petite amie se font voler leur voiture par une bande plus vieille –, la lumière et l’obscurité se côtoient comme chez David Lynch. Au pendant solaire de l’amour que Dark et Mel se portent l’un à l’autre, la décision d’un couple libre qui ne convient pas tout à fait à Dark tout autant que la découverte d’une homosexualité naissante viennent perturber un tableau qui pourrait autrement être idyllique. Qu’il soit gros ou petit, il y a toujours un caillou encombrant dans la chaussure chez Araki, un truc sourd qui plane, ou bien enveloppe, entraîne les personnages vers un ailleurs dénué de l’insouciance qui devrait être la leur. À la possibilité d’une fin paisible se substitue la réalité angoissante de l’expérimentation des aliens sur le corps de Montgomery – elle explose au grand jour, le caillou troue la chaussure.

C’est donc un mélange étrange qui forme la matière en apparence pop-acidulée et MTVesque de Nowhere. Le film est très drôle, pourtant on ne sait pas bien si on doit rire : l’horreur est trop proche, prégnante. L’angoisse constante qui parcourt les situations – car c’est bien de ça dont il s’agit – ne cède pas face au nihilisme dont voudraient se draper les personnages par la parole. Le sarcasme « I’m outta here » jeté comme dernier dialogue est suivi par le regard caméra terrifié d’un James Duval couvert de sang. Gregg Araki neutralise ainsi toute tentative de prendre la scène – et par extension son film – par-dessus la jambe. Comment peut-on passer de Zero à Dark en passant par Egg ? La jeunesse et ses angoisses, c’est une affaire sérieuse, car loin d’être nulle part, elle évolue dans un monde pervers et agressif qui, par une sorte de fatalité cosmique, vient toujours pourrir la beauté naïve qu’elle cherche à construire.

Nowhere de Gregg Araki, en salles le 17 septembre 2025