Critique | Dimanches, Shokir Kholikov, 2025
Alors que les intelligences artificielles s’immiscent continuellement dans nos foyers, Dimanches, premier film tragi-comique du jeune réalisateur Shokir Kholikov, interroge la transition entre l’ancien et le nouveau monde. Dans un petit village de la campagne ouzbèke, un couple d’artisans septuagénaires travaillant la laine voit son quotidien bouleversé par l’arrivée de nouvelles technologies domestiques dans leur maison, pressurisé par leurs fils qui les incitent à s’adapter à l’ère moderne. Une fable d’une maîtrise aussi grande que sa beauté, presque parabole, qui suit la vie de ce vieux couple, sur six semaines.
Réparti du dimanche au dimanche, le film interroge notre rapport à la technologie, reflet des liens qui nous unissent ou nous éloignent les uns des autres. Dans ce ballet rural de l’ordinaire, chacun·e joue sa partition : madame dans la cuisine, broc de lait et miches de pain ; monsieur et les travaux de rénovation de la maison, de nettoyage de la voiture ou de gestion du stock de cigarettes. Une orchestration profondément ancrée et genrée des habitudes, cassée lorsque sont affrétées chaque semaine de nouvelles livraisons : successivement, on voit la gazinière, le téléviseur, le frigidaire et le téléphone portable se faire remplacer par leur version dernier cri, faisant progressivement de ces monsieur-madame les technologies les plus anciennes du foyer.
À chaque jour suffit sa technologie
La force routinière de ce couple marié depuis on-ne-sait combien de décennies – et qui fait cohabiter la dure misogynie du mari sur sa femme – se voit modifiée par l’apparition du langage technologique. Comment allumer la gazinière lorsque son mari réserve ses allumettes à ses cigarettes ? On peut emprunter un objet high-tech à une voisine – un briquet – pour se libérer de la gestion au compte-gouttes de l’accès au feu. Comment changer les chaînes de la télévision sans se lever quand on est assignée à le faire ? Attendre l’arrivée d’un écran plat et sa télécommande connectée. Si la mission originelle de la technologie domestique est d’améliorer et faciliter le quotidien de nos foyers, Dimanches met en scène son potentiel libérateur, déchargeant celle qui est assignée aux tâches du quotidien et à son bon roulement. Plus encore, dans ce foyer, la femme est elle-même la technologie. Une technologie manuelle, artisanale, consentante, qui agit sur et pour l’homme, son mari. C’est elle qui le nourrit, le lave, le soigne, lui tend à boire. C’est elle qui fait fonctionner aussi bien sa maison que l’organisation de son couple.
La finesse de l’écriture de Dimanches se joue à creuser une tension entre la soumission aux objets d’un côté, et l’émancipation des tâches féminines et domestiques, rendue possible grâce à ces récents outils, de l’autre. Pourtant, ces nouveautés sont elles-mêmes le miroir de leur propre dépassement. Plus que de simples outils, le frigo, la télé, la gazinière cohabitent avec le couple dans ces espaces familiers, vivent avec eux. Ils sont les témoins d’une vie passée, prisonniers d’une époque, d’un temps révolu. Le couple de tapissiers, ceux qui fabriquent avec leurs doigts, se trahissent par leur besoin de faire dialoguer leurs corps avec la technologie. Refus du passage d’un monde régi par la main à celui régi par les règles du matériel – et paradoxalement de l’immatériel, puisque le dernier objet troqué est le smartphone, et que cet outil permet littéralement de recréer une présence faite d’absence. Débrancher-rebrancher le frigo, préférer changer les chaînes en appuyant sur le bouton du téléviseur et, surtout, refuser le briquet pour ressentir le mouvement des deux allumettes (il en faut toujours deux pour faire un feu, précise monsieur) et sentir l’action en se faisant. En somme, tenter de reprendre le contrôle, alors que tout s’évanouit.
« De l’argent mais pas de cervelle »
De dimanche en dimanche et de semaine en semaine, on observe ce tandem écouler son temps, pour bientôt mourir dans les cadres fixes et contemplatifs du talentueux cinéaste. Aliénés à leurs habitudes, qui se fanent sans eux – la télé ne grésille plus passée une certaine heure, le frigo arrête de gronder et est désormais silencieux – et qui les font se sentir de plus en plus étrangers à ce monde, non désirés. Lorsque le monsieur tente d’allumer la gazinière neuve avec une allumette, celle-ci lui explose au visage : les nouvelles technologies l’aveuglent, le brûlent littéralement.
Que faire de nos grands-parents, comment les intégrer dans notre monde en mutation ? Dimanches, c’est le transfuge sans retour entre la ville et la campagne, entre le technologique et le rudimentaire. Un exode rural figé, dans une maison où même les notions d’intérieur et d’extérieur sont floutées : la télévision, fenêtre sur le reste du monde, traditionnellement branchée au cœur du foyer, est installée dehors, créant une impression de huis-clos étouffante. Embourgeoisés, les fils de monsieur-madame ont réussi en métropole, et veulent détruire leur passé – distinction littéralement bourdieusienne – pour en reconstruire un nouveau, de villégiature pour l’un ou de lieu de mariage pour l’autre. Casser le vieux, troquer le vétuste pour le policé, processus d’échange (mot qui est cher au réalisateur) forcé et douloureux pour ce couple de monsieur-madame.
Silence
« On aura bien vécu ». Défiance ou méfiance envers ces intrus technologiques, le film s’en défait pour ne finalement narrer que la vie d’un couple qui aura passé presque toute son existence ensemble. La difficulté d’apprendre un nouveau langage quand celui que l’on maîtrise parfaitement en illusion est celui de l’autre, celui des silences, des gestes et des paroles aphasiques. Aimer, c’est vivre l’habitude. Lorsque l’un ou l’autre tombe malade et que les nouveaux outils technologiques les freinent dans leur guérison, vient la révélation qu’ils n’existent finalement plus que l’un pour l’autre, présents ensemble dans ce monde qui grandit sans eux. Seuls contre tous, seuls face à la technologie. Dans une scène finale, déchirante, le mari, désormais veuf, ouvre une boîte d’allumettes pour n’en trouver qu’une, abandonnée et décharnée, tandis qu’on détruit sa maison en arrière-plan. Une dernière marche silencieuse, grinçant sous la neige, comme dernier appel à la nature et aux éléments qui, eux, demeurent.
Dimanches de Shokir Kholikov, en salles le 16 avril 2025.