Critique| Les Rendez-vous d’Anna (1978) | Événement Chantal Akerman
C’est d’abord Virginia Woolf qui résonne dans ces chambres d’hôtel impersonnelles qu’habite le temps d’une nuit Anna, réalisatrice en pleine promotion d’un film invisible, restant sans titre. Dès lors, Chantal Akerman ébauche dans Les rendez-vous d’Anna, un portrait de femme sans visage, car sans chambre à soi.
De villes en villes, d’hôtels en hôtels, de salles en salles, en perpétuel transit, Anna s’installe à peine dans des chambres plus pleines de la présence de leur ancien occupant que de la sienne, qu’elle ne déballe jamais. Ainsi d’une cravate d’un homme oubliée au fond d’une armoire qui n’appartient même pas au précédent locataire qu’Anna a croisé dans le hall à son arrivée. Elle est d’un fantôme sans âge, qui habille la chambre d’autant plus frontalement qu’elle ne doit sa présence qu’à un oubli, tombée du côté de l’invisible, absentée par le regard de son propriétaire.
Un travelling suit le rideau de la chambre qu’Anna ouvre. Du même geste, presque le seul mouvement d’une caméra absolument fixe en dehors des scènes de déambulation dans la rue, Chantal Akerman dévoile l’intimité de cette femme qui, de nuit en nuit, partage son corps avec des hommes, sans jamais partager son intimité. Bien au contraire, elle se fait réceptacle d’histoires personnelles, auxquelles se mêlent des rapports individuels avec l’histoire collective, comme un répondeur téléphonique qu’on remplirait de ses urgences langagières. Les cabines dans les gares où elle arrive ou qu’elle quitte la laissent elle-même sans réponse d’un interlocuteur sans identité, dont elle attend les appels lorsqu’elle est en mesure de se faire rappeler, dans les hôtels où elle se fixe pour la soirée.
Être fantôme de sa propre vie, être qu’on invoque pour s’épancher, tel est le rôle que lui assignent ses relations avec les hommes qui veulent la marier (l’Allemand qui l’invite à déjeuner dans sa demeure, avec sa mère et sa fille, à prendre la place désertée par sa femme), ou bien se maintenir dans une relation sans foyer, rendez-vous dans des hôtels.
Aucune alternative ne semble possible, maison de famille ou lit pour la nuit. Anna traverse ces lieux comme elle traverse ses relations. Dans le couloir étriqué éclairé aux néons de son premier hôtel, elle avance en regardant, sur le pas de chaque porte, les chaussures d’hommes attendant d’être fraîchement cirées. Au pied de l’une d’elles, les restes d’un plateau-repas, dans lequel elle pioche un petit pois qu’elle porte à sa bouche. Présence fantomatique autour d’un repas, d’un lit partagé, toujours absent à l’autre qui se déverse en elle jusqu’à la submersion.
Anna fuit tout ce qui ressemble à l’ombre du familier. Dormir à l’hôtel avec sa mère plutôt que chez elle dans sa maison de famille. Même son propre appartement. Pourtant, dans le lit partagé avec sa mère, nue, elle se raconte pour la première fois. L’appel vers l’Italie qu’elle passe, dès qu’elle peut, s’adresse à une amie, une femme avec qui elle a fait l’amour, avec qui la relation se maintient pourtant, contrairement aux hommes, au bout du fil. Pour la première fois, elle se raconte, et sa mère l’écoute. « – Tu me manques, je n’ai personne à qui parler. » « – Mais tu ne me parlais jamais. » « – Tu étais là ». Le rapport à la parole s’inverse au moment précis où la relation bouleversée à sa sexualité s’énonce. La réaction de sa mère reste quelque peu silencieuse, mais c’est tout un amour filial et maternel qui ressurgit alors, quand Anna se blottit contre sa mère, après avoir partagé des souvenirs communs, dans lesquels elles n’étaient pas encore des fantômes l’une pour l’autre. Anna s’est trouvée dans les bras d’une femme. Elle peut donc se dire.
Ce n’est qu’à la toute fin du film qu’Anna rentre enfin chez elle, presque à contre-cœur. Sur le répondeur, dans sa chambre à elle, son amie italienne lui a glissé une question « Anna, dove sei ? Anna où es-tu ? ». Au bout d’un fil.
Les Rendez-vous d’Anna de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 25 septembre 2024