Critique | Queerpanorama de Jun Li, 2025
Le film commence sur un rivage. Une brèche s’ouvre – deux rideaux – et laisse apparaître ce corps de dos. Puis, un appartement. Un espace dépouillé mais habité, comme un cocon prêt à se défaire. On découvre un jeune homme. Il se rase le pubis, observe les coins et recoins de sa peau, se prépare à la rencontre. L’image est pudique, précise, presque clinique. Il se regarde sans se voir tout à fait. Dans la surface des miroirs, son reflet se démultiplie. Le film se construit là : dans cette oscillation entre le regard porté sur soi et celui qui cherche l’autre. Il prépare son rôle avec soin, se façonne, adopte des vêtements choisis en fonction de l’amant du jour. Il y a là quelque chose de profondément queer : cette manière d’habiter une autre peau, de glisser dans des codes et des catégories qui traversent leur sociabilités masculines, où l’identité se joue autant qu’elle se porte. Loin d’être un rituel mécanique, c’est un geste de réinvention – un jeu de peaux, de surfaces, de rôles. Chaque rencontre devient alors un miroir mouvant, une tentative d’incarnation ou de fuite. Les amants se succèdent. Tantôt top, tantôt bottom. Tantôt embrasser, sucer, enlacer. Tantôt parler. Tantôt ne rien dire. Les gestes se répètent sans se ressembler, traversés par une tendresse fragile, un désir sans domination. Ce n’est pas un film sur la conquête mais sur la porosité. Sur ce que la peau de l’autre nous apprend de la nôtre.
La caméra, toujours au seuil, ménage la distance. Elle s’installe derrière une porte, un rideau, un miroir. Trois couches de profondeur dans chaque plan. Le sublime noir et blanc accentue l’impression d’une intimité suspendue, comme si chaque corps portait non seulement le poids d’un secret, mais aussi celui d’un temps retenu. Hong Kong apparaît sous toutes ces couches d’images, dans la profondeur des plans. Territoire colonisé, fragmenté, traversé par des désirs qui s’entrechoquent. Dans les bars, les clubs, les parkings, les chambres d’hôtel, la ville s’étend comme un prolongement du corps – un espace poreux, moite, vibrant. Et puis il y a les karaOkés. Lieux de passage, de transgression douce. Cabines où l’on se glisse comme dans une peau de rechange. Le O de karaOké devient celui de l’Orgasme – ou celui d’un plaisir retenu. Il rencontre des hommes dont il emprunte parfois le prénom. Un musicien perse. Un prostitué off duty. Un fétichiste des Asiatiques. Un homme en deuil. Un chauffeur Uber dans les toilettes d’un centre commercial. Un ami d’ami, steward. Chacun laisse une trace. Chacun ouvre une nouvelle strate du panorama queer de Hong Kong. Il ment à tous, un peu, picore dans leur vie, emprunte leurs identités. Et dans ce mouvement, il traverse aussi des mondes sociaux, des milieux qui ne se croisent jamais, qu’il observe et parodie presque malgré lui. À la fin, la seule langue commune reste le sexe : un espace où tout le monde se retrouve littéralement à nu, déchargé des rôles et des classes. Il se dissout dans les histoires, dans les peaux des autres, autant qu’il s’y construit. Il écrit en permanence, dit-il, comme pour ne pas disparaître tout à fait.
Un jour, il danse seul dans un club gay. Lumières stroboscopiques, corps en suspension. Puis le noir. Très certainement une agression. Il se réveille dans la rue, flottant, perdu. Le film revient au rivage. Un corps mince échoué sur une étendue de galets et de sable. L’océan oscille, vient caresser les orteils et réveiller l’âme. Le corps se dresse, marche pieds nus, un peu perdu. Même plage, même corps échoué, mais désormais blessé, nu, violenté. La boucle se referme – ou peut-être s’ouvre-t-elle enfin ? Le film devient alors un panorama des douleurs autant que des désirs. Une cartographie des solitudes queer dans une ville saturée. « Tous les Hongkongais se sentent mal tous les jours », dit l’un. — Ça va ? — Ça va. Et toi ? — Ça va. Et pourtant, une scène fissure cette façade : le récit de sa tentative de suicide, stoppée net par un paquet de cigarettes « smoking kills you slowly » (Fumer vous tue lentement). À Hong Kong, la cigarette charrie tout un imaginaire de soft power américain, d’identités avalées. Fumer tient alors du rituel : un rappel de la lente destruction, mais aussi de l’emprise d’une culture étrangère sur une ville qui cherche encore son propre visage. Il ne veut pas d’enfant mais plutôt : « Mélanger l’ADN de plein de personnes pour faire un bébé », rêve-t-il, comme une utopie queer, un fantasme de réconciliation.
Son premier amant iranien lui parle de la résurrection du Christ le 1er janvier 2000, date de naissance du protagoniste. Peut-être se rêve-t-il en survivant, en corps ressuscité après le traumatisme, dans un monde en fuite où le sexe sert d’exutoire. Le film se clôt sur un apaisement : — Écriras-tu sur nous ? — J’écris déjà. J’écris tout le temps. Stay True (Hua Hsu, 2022) est le livre qu’il lit, et peut-être la seule conclusion du film : rester vrai. Explorer des corps étrangers pour se connaître soi. Interroger les vivants pour savoir comment vivre, trouver son éthique. Être tous dans le même corps. Dieu, peut-être. Ou simplement : l’autre.
Queerpanorama de Jun Li, au cinéma le 26 novembre 2025

