L’information manquante

Critique | Recuerdos de una mañana de José Luis Guerín, 2011 | Événement José Luis Guerín

Depuis l’appartement, quelques plans très courts, quelques bribes de différentes saisons et de belles notes d’un violoncelle, tout va trop vite. Des bourgeons aux rameaux, de la neige sur le bitume du croisement, voilà du vent et des voisin·es, toute la vie d’un doux quartier, celui où semble vivre José Luis Guerín. Que ce soit de nuit ou de jour, que ce soit au balcon ou à travers les vitres du vis-à-vis, depuis le supposé appartement du cinéaste, nombreux autres corps se voient, se mouvent, existent. Toutes et tous voient la rue, toutes et tous vivent leur vie. Il y a encore quelques mois, toutes et tous avaient le même voisin musicien, violoncelliste pour être précis. L’imparfait car, depuis quelque temps, il n’est plus. Il est parti. Il a sauté. Il est tombé juste à côté de la petite fontaine, au pied de l’immeuble, au détour du croisement, un matin.

Le suicide de ce voisin est la raison de ce film. Recuerdos de una mañana fait moins d’une heure et pourtant il forme, par un instant précis, la consistance d’un cadre de vie, celui du cinéaste et de ses voisin·es, qu’iels soient habitant·es ou commerçant·es du rez-de-chaussée. « Difficile de savoir si vous vivez dans une télé-réalité » dit l’un des personnages. Personnage, car tous ces gens présents auront un rôle, une voix, une subjectivité. Guerín va à leur rencontre et les questionne sur l’événement tragique encore présent dans chacune de leur mémoire. C’est comme une enquête mais ça n’en est pas une, car il n’y a aucun secret, aucun mystère à révéler, alors ce sont peut-être des commérages, quelques potins de quartier ou autres indiscrétions plus ou moins intimes, plus ou moins pertinentes. On se croirait devant notre poste de télévision, à l’heure du journal.

« Avec la crise, les gens, ils ne veulent pas se battre » ; « Peut-être un crime, je n’en avais aucune idée » ; « Cela ressemblait à une énorme pastèque tombant au sol » ; « Il était nu » ; « Il y a environ un mois, il était au bar et a dit : un de ces jours, je sauterai et ça va vraiment vous surprendre » ; « Je pense qu’il s’est senti comme un échec »

Les souvenirs jaillissent, parfois enfouis, parfois précis, toujours un peu traumatiques. Recuerdos de una mañana a des allures de micro-trottoir qui dépasserait le simple trottoir. Guerín passe d’un appartement à l’autre, d’une boutique à l’autre, et reproduit ce procédé télévisuel dont la médiocrité journalistique n’est plus à prouver. Toustes ont des choses à dire et, pourtant, journalistiquement, il n’y a rien à tirer de ces témoignages. Si Guerín les filme, ce n’est non pas pour y trouver la raison du suicide, l’information toujours manquante, mais pour y enregistrer la vie d’un lieu, la consistance, le ton et l’accord de son quartier, petit endroit urbain et tout à fait commun. Rien ne sert de farfouiller par d’autres l’âme d’un mort, il faut filmer la vie car seule cette furtive curieuse se filme. Sans doute l’éternelle différence entre le petit et le grand écran se joue encore là. Le petit filme les informations que les passant·es n’ont pas, tandis que le grand filme les passant·es telle que le cinéma peut nous en informer. Nous pouvons voir leurs gesticulations et nous pouvons entendre leurs voix pleines de doutes, de chaleurs et d’incompréhensions.

« Pourquoi a-t-il souffert ? Je ne comprends pas » Et la réponse à la question n’a pas d’intérêt cinématographique. Le seul intérêt de cet ordre réside dans la seconde partie de la citation. Seul le « Je ne comprends pas » est cinématographiquement consistant. Il est celui d’un visage perdu, voire perturbé. Non pas perdu ni perturbé par une tragédie passée, la tragédie, mais bel et bien perdu et perturbé par cette soudaine présence d’une caméra, d’un objectif qui paraît flou, du cinéaste qui s’immisce ; certaines présences secouent autant que les spectres et, de ça, quel pourrait alors être l’affût de ce drôle d’œil que Guerín tient en main ?

« Nous ne nous saluons pas, mais nous nous connaissons tous » dit l’un des personnages. Et c’est le sort de chaque quartier, de chaque immeuble, de chaque village, de chaque lieu de vie. L’affût est là. Sa particularité semble se trouver dans les pratiques musicales de nombreux et nombreuses habitant·es. Souvent musicien·nes, saxophoniste, guitariste, violoniste et violoncelliste forment ainsi tout un véritable orchestre de vivant·es. Un orchestre de musiques où certaines notes deviennent elles-mêmes d’autres racontages. « Il n’y a pas de communication » ou, peut-être, « à travers la musique » dit un autre personnage. « C’est la solitude » suppose-t-on qui nous amène aux mélopées instrumentales. Les fugues portent bien leur nom. Guerín est à l’affût de vie. Des habitants aux commerçants, tout le monde a son mot à dire, tout le monde se trouve témoin sans l’être, et donc acteur·ice de l’événement. Ou plutôt acteur·ice de leur propre vie qui, de facto, est celle de tout le quartier. Le commun passe par les individus. Tous ont leurs secrets, leurs parts occultes de douleurs ou de joies. Pour les autres, elles ne sont et ne seront que des informations manquantes. L’âme ne se filme pas.

Alors de la musique au cinéma, l’expression humaine se joue ainsi, par l’Art, ce seul outil de forme. Car il est forme – peut-être que forme – et que les mots, seuls ou isolés dans nos phrases (preuve en est à la télévision) ne sont pas grand-chose, n’ont rien à dire. Et si cette forme n’était justement pas réductible à nos envies de spectacles mais qu’elle cachait intrinsèquement la seule possibilité de dire, d’exhaler un cri, de rendre compte de l’existence, alors elle serait la traduction de la condition humaine. Sans l’Art, l’humain ne serait pas l’humain et, par l’Art, il se distingue ; sans lui, il se renferme, il se replie sur soi, se tue peut-être.

Dans la seconde partie du film, l’on apprend que le violoniste qui s’est donné la mort a laissé, pour seuls écrits, une traduction des Souffrances du jeune Werther de Goethe et une autre de Contre Sainte-Beuve de Proust. Qu’est-ce que cela veut dire, si ce n’est, par la traduction, un évident besoin de forme ? En réalité, cela ne veut sans doute rien dire, mais par le biais du film de Guerín, cela laisse à croire en l’importance des formes. Elles sont partout, on les entend derrière les vitres, on les regarde sur le grand écran, elles sont toute l’évidence de l’existence. Quand forme il y a, plus rien ne manque. Et les informations en seraient tout à fait accessoires, éléments du décor.

À la fin du film, « La pluie est de retour » annonce, feuilles au vent, un journal sur une table. Les passants et les passantes passent sous les résonances du saxophoniste qui joue en les regardant, à travers la vitre de sa fenêtre. Il est le reflet d’un croisement de rue où la vie, de saison en saison, demeure et se perpétue. Les parapluies préservent des gouttes qui tombent du ciel et qui s’accrochent aux différents rameaux des arbres effeuillés. Dans l’appartement, un vinyle tourne, un rayon de soleil s’entraperçoit et le vent souffle. Le ciel n’a pas bougé. Juste quelques bribes de vies dans quelques plans très courts.