La deuxième peau 

Critique | Rêves de Dag Johan Haugerud, 2025

Rêves commence dans le blanc : une danse au milieu du brouillard, un préambule suspendu, presque irréel. Le film s’ouvre avec pudeur, comme un retour vers soi par les mots. L’histoire semble minuscule : Johanne, adolescente solitaire, tombe amoureuse de sa professeure de français. Il ne s’agit pas pour autant d’un film d’amour ou sur l’amour, mais plutôt d’une étude de ce que le désir fait au langage et sur ce qu’il laisse comme marques. Un film sur les couches qu’on enfile, qu’on tisse autour de soi comme une pelote de laine, pour contenir ce qui déborde du corps.

Un cœur en hiver 

À Oslo, les corps sont couverts : par les pulls, les écharpes, les matières épaisses. Une façon de garder le monde à distance, de cacher l’émotion, de la garder sur soi. La laine devient peau choisie, tricotée, une enveloppe protectrice. Et face à cela, l’écriture commence à prendre forme. S’extérioriser, pour Johanne, c’est encore se cacher au monde en s’écrivant dans un journal intime. Johanne écrit un récit inspiré d’un fantasme adolescent après des rencontres répétées avec Johanna, sa professeur qui lui apprend à tricoter. La pelote comme lien qui les relie, les fait se blottir l’une contre l’autre sur le canapé. La page se fait lieu de projection, surface sensible. Elle y dépose ce qu’elle ressent, ce qu’elle ne comprend pas encore, ce qu’elle voudrait vivre. Comme si écrire, c’était donner forme à un rêve, l’extérioriser, c’est déjà lui donner chair. Son texte comme une seconde peau, fine, fragile, vibrante. 

Johanna est comme un prolongement de sa relation avec sa mère et sa grand-mère, les hommes étant absents de sa vie. Après plusieurs rencontres d’apparences anodines, Johanne fait lire son récit à sa grand-mère, que l’on écoute dans la voix-off, et que l’on lit surtout dans les sous titres. Dans un jeu subtil entre le visible et le dicible, le récit de Johanne se déploie en multiples strates. Ce qui est vécu, ce que l’on voit, ce qui est dit. Ce récit se transforme alors en un espace de bousculement entre générations de femmes. La grand-mère, puis la mère, lisent ce texte avec attention. D’abord réticentes même si femmes lettrées, elles y reconnaissent ensuite non seulement les qualités littéraires d’une voix naissante, mais aussi un miroir de leurs propres expériences, une matière de réflexion sur le désir. Écrire, non seulement plus pour soi, mais pour les autres, et le passage de l’un à l’autre. Très vite elles encouragent Johanne à publier, idée qui la séduit petit à petit, mais pour cela un impératif : l’accord de Johanna. Sa mère rencontre sa professeure pour lui indiquer l’intention de publier le récit de Johanne, Johanna se sent objectifiée, peut-être même un peu « violée » par les mots crus que Johanne pose sur elle, sur son corps. Ironie de la dominante qui se sent dominée. Elle donne finalement son accord, et part sans faire de vague. 

De fil en aiguille

Ce déplacement – du corps à la page, de l’intime au collectif – trouve un écho formel dans la structure même du film. Les escaliers structurent le récit comme des montées et descentes du désir. Motif récurrent dans RÊVES, ils deviennent la métaphore du trouble : l’élan vers l’autre, l’attente d’un signe, la frustration d’une porte qu’on nous claque au nez. L’ascension se termine souvent dans un flou. Le film joue de ce flou. A-t-il eu lieu, cet acte supposé entre l’élève et la professeure ? L’image se positionne toujours du côté de Johanne, de sa réalité, fantasmée ou pas. Ce qui compte alors, c’est ce moment où la réalité se dérobe, où le fantasme redevient silence, une porte fermée sur le réel. Et dans cet entre-deux, l’écriture agit comme un lieu refuge. Un espace flou entre le dehors et le dedans. Une zone de contact. Et dès lors que cette peau est nue, dehors, le récit publié, l’histoire appartient aux autres. Une fois son histoire publiée, Johanne ne ressent plus le besoin de réellement s’y connecter, mettre sur papier pour mettre à distance. 

Le psy, discret fil rouge de la trilogie, incarne l’interprétation, distante et prudente, de l’histoire de Johanne. Mais Rêves ne cherche ni à soigner, ni à juger, ni à diagnostiquer. Il accueille. Il laisse place. Il ose montrer un désir sexuel en puissance mais invisible, queer peut-être, sans fausse pudeur. La sexualité est pourtant discrète voire absente de la trilogie, on parle de désir et de sexe plus qu’on ne le pratique. La pensée, le fantasme comme érotique suprême. Johanne ne devient pas un sujet militant. Elle est simplement traversée par un désir, ce trouble ne dit pas tout d’elle. L’impression qu’on ne vivra peut-être jamais rien d’aussi beau que ce premier vertige, même s’il n’aboutit à rien. Que l’important n’est pas l’amour partagé, mais la brûlure du désir. « Qui est-on, si personne ne nous désire ? »  Et qu’avons-nous, sinon une histoire à raconter ? Rêves parle de ça : de ce besoin vital d’écrire. Et du risque immense que cela représente, dès lors que l’on tend notre peau à d’autres.

Rêves (Trilogie d’Oslo) de Dag Johan Haugerud, le 2 juillet 2025 au cinéma