Rien à perdre tout à gagner

Critique | Aimer Perdre de Lenny et Harpo Guit, 2025

À quoi reconnaît-on immédiatement un bon film ? Lorsqu’il s’ouvre au beau milieu d’une scène, débordé par la vie, sa nécessité et ses impératifs, pas une minute à accorder au spectateur pour lui expliquer où il a mis les pieds, qui est qui, le pourquoi du comment du schmilblick. Pouf ! Explosion de cinéma dans tous les sens, ça sort de partout et ça vient de nulle part : le film commence en sortant littéralement par le trou du nez d’Armande Pigeon, vingtenaire bruxelloise paumée et grimacière, un peu aveuglée par le soleil tandis qu’un bus semble repartir derrière elle. Sa première ligne de dialogue : « C’est quoi cette galère ». Pas une question, une affirmation. 

Armande cracra, perdre elle aime ça. Perdre pour jouer. Mais aussi jouer pour tout miser : sinon ça n’en vaut pas la peine. Parier ses chaussures, quand elle en a aux pieds. Un kit cocktail, si elle a pu en chourer un plus tôt. Ou même du fric. Parce que le fric, c’est que du papier. Et le papier, ça doit voler dans les airs, virevolter depuis le balcon d’une tour. Quand on n’a que soi, on n’a rien à perdre. Rien à perdre et surtout peur de rien, encore moins du dégueulasse. Armande, on l’humerait presque. Toujours les mêmes fringues, dont on imagine qu’elles suintent la sueur, les cigarettes mentholées et un brassage de flux, qu’elle trimballe d’une aventure à l’autre dans la commune de Saint Gilles. Le mouillé de ses aisselles, le gras sur son visage, le sang entre ses cuisses. Armande existe, on la sent, on la transpire. Elle court après tout le monde tout en dispersant un peu d’elle partout dans chaque endroit qui la croise. Armande Pigeon, Petite Poucette, un kiwi gâté qu’on glane à la fin du marché de la Gare du Midi. On la mange quand même goulûment en dépit de sa putréfaction. On épluche la partie pourrie et on garde le fruit qu’on trouve encore bon. Mais c’est justement la partie abîmée qui fait qu’on l’aime, la dame Pigeon.

Mais à quoi reconnaît-on définitivement qu’un bon film est un excellent film, et peut-être même un chef-d’œuvre ? Quand, à la fin du dit film, le cœur bat un peu plus vite que d’habitude, les cheveux ébouriffés par l’aventure que l’on vient de vivre, les mains moites et la tête sonnée par la déflagration de vitalité qu’offre une telle expérience de cinéma, à la fois sublimatrice du réel et piqûre de rappel amplificatrice de ses possibilités. Armande Pigeon, elle n’est pas une muse, ni une œuvre d’art. Pas figée, en mouvement. Absurde terrifiant, séduisant chaos. Quand elle se retrouve à poser comme modèle dans un cours pour apprentis sculpteurs, elle garde son short-caleçon mais ne tient pas la pose. Trop de galères à gérer, trop de paris à aimer perdre en même temps, pas le temps de se pétrifier et se poser au nom de l’art – patate-chaude dans la bouche – et puis vingt-cinq euros de l’heure, c’est même pas si bien payé que ça ! De toute façon, elle s’en fiche, Armande Pigeon, de ce qu’on peut penser d’elle. Les codes sociaux à la con, elle les envoie valser – la seule liberté des prolos : faire croire qu’on est libre en se rendant encore plus prolo. Quand les spaghettis sont trop pimentés, elle les recrache sur le serveur dragueur ; ses doigts, elle se cure le nez avec ; pipi, elle le fait derrière les camions. Quand elle se regarde dans la glace, c’est pour se percer un bouton. Elle ne s’excuse pas d’exister, Armande Pigeon, elle prend la place pour installer folie et poésie – les deux, ensemble. Quand on est galérienne, on a rien à perdre et tout à gagner. Aimer perdre, c’est un film qui aime la vie, et la vie toute entière : euphories, gloires éphémères et contre-temps récurrents, pigeons et mecs chelous compris. Il transpire, crie, pleure et postillonne ; et ça nous atteint jusque dans notre chair, nous qui sommes assis de l’autre côté, en face de l’écran.

Folle du bus energy

On se dit que le cinéma, ça devrait être au moins tout ça sinon rien, et on voudrait immédiatement en parler à un ami, mais personne ne l’a encore vu, alors on a envie de raconter la dinguerie au premier venu, un passant ou ma belle-sœur sur WhatsApp peu importe, mais de toute manière on ne saurait pas comment raconter la chose. Si la personne est cinéphile, on lui dirait que « c’est les Safdie qui feraient une comédie scato à Bruxelles » ; si elle a raté sa vie, on lui expliquera plutôt qu’il s’agit d’un film complètement fou sur une meuf qui a pas un rond et dont la proprio, qui est aussi sa colocataire, lui interdit de prendre des douches tant qu’elle a pas remboursé ses dettes, alors elle en prend une chez sa copine et elle vole la cup d’une de ses coloc’, et aussi un peu de leur camembert de Normandie, puis elle part en soirée avec l’un des neveux de sa propre coloc chiante qui veut pas qu’elle se douche, il lui prête de l’argent, elle se met à le jouer avec un mec qu’elle avait déjà croisé quelque part, ah mais oui au cours de modèle vivant d’où elle s’est faite virer !, et elle gagne plein de thune au casino, puis elle le perd sur le balcon de Melvil Poupaud donc elle est dég et elle retourne chez le mec, puis lui vole toute sa thune qu’il économisait depuis des années pour acheter un avion deux places, mais dans sa fuite elle se fait rattraper par le mec et sa pote la glaneuse et alors le sac explose tandis que les gosses sortent de l’école pile au même moment. Clap, générique, fin. 

On aura beau dire tout ça, le sourire d’Armande Pigeon reste intact, toujours frais. Quel grand mystère peut bien cacher cette diable comédie ? Une chose est sûre, il ne s’agit pas d’un sortilège lu et appris dans un manuel du scénario, ni une formule magique filée en douce pour séduire les financiers. La suprématie d’Armande Pigeon, la grandeur de Lenny et Harpo Guit (et ils n’en sont qu’à leur deuxième film !), c’est d’être incorruptibles. Un film qui ne tient qu’à un fil, fait d’un bout de ficelle et deux morceaux de brocs, ça parle de rien en particulier. N’importe qui passant par là pourrait être l’objet d’une séquence ou le prétexte pour une aventure improbable (l’esprit Strip-tease, les divagations zoophiles et nécrophiles de leur premier long Fils de Plouc…). Il n’est d’ailleurs pas si étonnant que le film intègre dans une séquence un casting : on les imagine très bien réfléchir de qui s’entourer dans la vie depuis toujours, naturellement et comme tout le monde bien sûr (le film n’est jamais cynique), mais soucieux de constituer un entourage marrant et inspirant, imprévisible, au taquet. Il faut surtout qu’on se marre ; la misère est si laide, présente, pressante. Le cinéma des frères Guit est un cinéma composé de gueules fracassées, de corps burlesques, de répartie, de malentendus. C’est peut-être pour ça qu’on s’y sent si bien, en dépit de la précision de la détresse qu’il transcrit : ça aurait pu être nous, et on y reconnaît un bout de soi par-ci et le défaut d’une copine par-là. On rigole on rigole, mais elle enchaîne les angoisses cette pauvre Armande Pigeon. Et elle continue pourtant de marcher, aider les autres si elle le peut, nous faire rire de bon cœur. 

Personne ne la comprend, mais ce n’est pas grave. Déjà, qu’est-ce qu’elle fait à Bruxelles ? Elle dit : je cherche l’amour, comme tout le monde. Armande Pigeon est TOUT, sauf peut-être tout le monde. Si demain elle devient millionnaire, elle s’achètera un nouveau téléphone. Mais aujourd’hui, ce qu’elle veut, c’est quelqu’un qui n’aura pas peur d’aimer perdre avec elle. Jouer au Black Jack les yeux dans les yeux avec son acolyte ravagé aux gants blancs, champion d’aéromodélisme. Parce que tout le monde le sait : moins et moins, ça fait plus ; fou du bus au carré = victoire assurée. Gagner à deux, empocher du fric sans réelle victoire, car le vrai bonheur c’est d’être ensemble, de se trouver. Mais si l’un commence à avoir peur de perdre ? Un moins seul, ça fait juste moins. Amarande, elle est chiante, pas fiable, menteuse, parfois même voleuse (a-t-elle le choix ?), mais on tombe amoureux d’elle, nous. Et puis même ça, en fin de compte, elle s’en fiche. Aimer perdre, c’est poursuivre le jeu jusqu’au bout, peu importe l’issue tant qu’on est ensemble. Et en vertu de la tendresse qu’on lui porte, nous, Armande Pigeon, si on est avec elle et elle avec nous, donc plus jamais seuls, la chance ne peut que nous sourire. Alors envoyez les dés qu’on les lance, et qu’on parte à l’assaut du monde ! – ou au moins de la commune de Saint Gilles. Même pas peur. 

Aimer perdre de Lenny et Harpo Guit, le 26 mars au cinéma