Critique | Sorry, Baby de Eva Victor, 2025
Sorry, Baby est le premier film de la stand-upeuse franco-américaine Eva Victor. Première réalisation, premier grand rôle au cinéma. Un seuil encore vert, une porte que l’on pousse sans savoir ce qui va s’y cacher, ce qu’on est prêt à y découvrir. Derrière cette porte, c’est le portrait d’Agnès qui se dessine. La vingtaine, jeune doctorante en littérature américaine bientôt diplômée et qui, un soir, est agressée par son directeur de thèse. Un viol. Comment l’appeler autrement ? Un viol qu’Agnès a des difficultés à nommer (« Vous avez vécu un viol ? » demande le médecin des urgences, la laissant pantoise), mais qui détruit tout, existe désormais partout, s’inscrit dans la trajectoire de sa vie. Le dire c’est déjà revivre le traumatisme. Alors Agnès se tait et se terre dans sa petite maison. De là, c’est le point de départ d’un processus lent et houleux, mais qui sera (péniblement et en suivant un chapitrage scolaire) traité avec humour noir et ironie : celui de la guérison.
Encore du chemin
Que des réalisatrices prennent (enfin) le contrôle de l’expérience d’un viol, d’Ida Lupino dans Outrage (1950) – elle est probablement la première cinéaste à l’avoir fait – à aujourd’hui Eva Victor dans Sorry, Baby, consitue en soi une avancée importante. Il est inutile de rappeler à quel point la question de la représentation des imaginaires est inhérente au processus créatif du cinéma lui-même, tout comme étroitement liée à l’organisation de la société et son évolution. Reste que cette représentation, lorsqu’elle est aussi plate, sourde, prédictive que dans Sorry, Baby, interroge. Quelle est donc la finalité d’Eva Victor de montrer sans montrer, dire sans dire, tourner autour du pot alors qu’elle décide d’aborder un sujet aussi net et clivant qu’est celui du viol et sa guérison ?
Dès le lendemain de l’agression, son professeur démissionne et coupe l’herbe sous le pied à l’administration de l’Université, désormais incapable de prendre les mesures nécessaires. Une fuite, qui lui permet de garder son ascendant et laisse Agnès seule et désemparée. Pour traverser cette épreuve, elle se tourne alors vers sa meilleure amie et colocataire Lydie (Naomi Ackie). Survivre ensemble, l’amitié comme pilier sororal, clé d’une reconstruction intérieure. Mais en aucun cas le film ne dresse l’éloge de cette relation, tant Agnès reste auto-centrée, repliée sur elle-même et sa souffrance. De Lydie, nous ne savons presque rien, tant elle ne semble exister uniquement comme déversoir, présence fantomatique. Lydie part vivre à New York et lorsqu’elle revient rendre visite à son amie, cette fois-ci accompagnée de saon partenaire et leur nouveau-né, cette dernière est mal à l’aise, voire jalouse. Quel est donc ce propos sur l’amitié si ce n’est d’affirmer que nous refusons le bonheur des autres lorsque le notre est entaché ? En parallèle, Agnès adopte alors un chat et prend son voisin pour amant, Gavin (Lucas Hedges), lui aussi, complètement inexistant dans la narration et dont on ne saura presque rien. Littéralement boy next door, le film passe à côté du renversement genré de ce cliché, et d’une belle relation humaine que l’on aurait aimé voir, ressentir, exploitant l’alchimie qui existe entre Agnès et Gavin.
Plus pénible encore est la relation qu’Agnès entretient avec sa collègue de thèse, Natasha (Kelly McCormack), personnage caricatural au possible. Le film force une rivalité artificielle entre elles, parfois même gênante : sourcils froncés, visage perpétuellement crispé, Natascha ne cesse d’adresser à Agnès des reproches acerbes et injustifiés. Cette opposition atteint son paroxysme lorsqu’elle lui révèle avoir eu des relations sexuelles avec leur directeur de thèse, l’agresseur. Il aurait été trop facile (ou trop heureux) de prendre ici le chemin d’une réconciliation entre les deux jeunes femmes, réinventer le trope des deux victimes d’un même homme. À l’inverse, cette révélation, visiblement pas assez explicite, mérite un flashback image mentale troublant de la part d’Agnès, qui se représente sa collègue et son agresseur en plein acte. Une vision furtive, qui sera l’unique scène de sexe du film. Pourquoi un tel choix de briser le tabou visuel dans la narration, alors que la scène du viol elle-même n’est pas montrée ?
Le film montre sans montrer, donc. Il place des éléments et des fils narratifs qui sont exposés (la potentielle jalousie d’Agnès envers Lydie), sans être exploités (la relation avec Gavin). Si la scène de l’agression a quelque chose de vrai dans sa mise en scène (la caméra filme en plan fixe la façade de la maison au sein de laquelle l’agression a lieu, le soleil se couchant et plan après plan, la nuit arrivant), la réalisation reste frileuse, voire pauvre, et ne se risque à rien, ne se positionne pas. On ne peut s’empêcher, en miroir, d’y voir le reflet d’un pays, terre de liberté (?), qui devient de plus en plus puritain – y compris dans son cinéma indépendant – policé, qui s’encroûte dans une certaine idée de l’art, la création, bien propre, bien sage. Où sont les mauvais élèves ? De même, le choix d’un format Scope n’est exploité que pour filmer des champs et des contre-champs banals. Le film se coince dans son propre paradoxe : être à la fois discret, bienséant et pourtant vouloir offrir un propos percutant sur la question des agressions sexuelles (et notamment la solitude qui y associée), sur la difficulté de la reconstruction qui suit.
Se réparer
Se remettre d’un traumatisme, c’est déjà le nommer. Eva Victor vient de la comédie et du stand-up, et c’est lorsque le film prend la forme de sketchs ou de saynètes que l’on touche du doigt un semblant de vérité sur la guérison post-traumatique. Flirtant entre le drame et la comédie, la scène avec les jurés comme celle de la baignoire avec Gavin offrent des bouffées pertinentes. Parmi elles, la scène de la rencontre avec un homme sur un parking, partageant ensemble un sandwich, et discutant ouvertement (enfin) de l’intériorité d’Agnès, de sa culpabilité à aller mieux, à vivre pour elle, donne le ton que l’on aimerait retrouver à l’échelle de la totalité du film. Sorry, ça ne sera pas le cas.
Sorry, Baby d’Eva Victor, le 23 juillet au cinéma.