Filming Me Softly

Critique | Soudan, souviens-toi, Hind Meddeb, 2025

J’ai accompagné Soudan, souviens-toi à deux reprises : d’abord dans la salle du Max Linder à Créon, puis au cinéma Le Lux à Cadillac. Ces projections n’avaient rien d’anodin. Le film, dans sa forme comme dans son fond, provoque, dérange, interroge. Les spectateurs, souvent ébranlés, faisaient part d’un double vertige : celui d’une révolution méconnue – le Soudan de 2019, son peuple debout, sa jeunesse insurgée – et celui d’un film qui, loin d’éclairer avec pédagogie la situation, choisit de s’immerger dans l’épaisseur trouble du vécu. Beaucoup s’étonnaient du silence médiatique qui entoure cette histoire, de la façon dont ces corps jeunes et vibrants, chantant, peignant, marchant, disparaissent sans laisser de trace dans le récit mondial. Ce qui surgissait dans les débats, c’était aussi une colère sourde : comment se fait-il qu’un tel moment, d’une telle densité politique, esthétique, humaine, n’ait pas trouvé son écho ailleurs ? Ces projections, par leurs questions, devenaient elles-mêmes un prolongement du film, un autre espace du sit-in, cette fois mental, partagé, collectif. Et c’est peut-être là l’un des gestes les plus puissants du film de Hind Meddeb : faire de la salle un lieu en tension, en prolongement, en déséquilibre, et non de confort.

Le film qui se défait

Il y a dans Soudan, souviens-toi un mouvement singulier, presque contre-nature dans l’histoire contemporaine du cinéma documentaire : celui d’un film qui se défait au fil de son déroulement, qui commence dans l’élan pour s’éteindre dans la peur, et dans ce reflux inattendu, atteint paradoxalement une forme de vérité que ses œuvres précédentes ne semblaient qu’effleurer. Ce que le cinéma de Meddeb avait jusqu’ici toujours évité – à savoir sa propre mise en crise, sa propre précarité – devient ici non seulement visible, mais central. Ce n’est pas tant un film sur une révolution, qu’un film traversé par une révolution – et, ce faisant, déstabilisé par elle.

Hind Meddeb n’est pas une inconnue dans le paysage documentaire francophone : marquée par une sensibilité politique héritée de son histoire familiale – fille d’un écrivain tunisien anticolonialiste et d’une mère marocaine engagée – elle porte en elle une identité géographiquement éclatée et politiquement connectée aux marges. Pourtant, dans ses films précédents, cette position se traduisait souvent par une forme de captation esthétique trop maîtrisée, presque trop propre, comme si filmer l’autre signifiait aussi le mettre en scène depuis un point d’extérieur, bienveillant mais distant. Le cinéma était alors un appareil à projeter la complexité, certes, mais dans un cadre visuel et discursif qui n’en interrogeait pas toujours les limites.

Soudan, souviens-toi s’ancre dans une genèse transnationale qui remonte à Paris-Stalingrad (2021), où la réalisatrice avait documenté le quotidien d’exilés africains à Paris, notamment d’un jeune poète soudanais. Ce lien intime devient le point d’ancrage d’un renversement méthodologique : ce ne sont plus les exilés qui viennent vers la caméra en France, mais la cinéaste qui se déplace à leur invitation au cœur de la révolution soudanaise de 2019. Ce retour inversé – non du Sud vers le Nord, mais du Nord vers le Sud – constitue un premier basculement éthique. Mais ce qui transforme véritablement le film, ce n’est pas ce déplacement géographique, c’est son effondrement structurel et esthétique progressif.

Une utopie en miettes

Meddeb arrive à Khartoum dans les derniers instants  du sit-in révolutionnaire, un campement autogéré éphémère de 57 jours dont elle filme les quinze derniers. Cet espace devient rapidement la matière première d’un cinéma d’observation immersif : une communauté temporaire où coexistent cliniques de fortune, projections de films, librairie clandestine, tambours de veille, débats politiques, expérimentations sociales. Ce n’est pas un décor, mais une forme : une utopie fragile filmée au plus près, par fragments, sans voix off ni commentaire, seulement des regards, des gestes, des voix qui émergent de la foule, portés par une pulsation collective. Le film trouve là, un instant, sa propre utopie formelle. Il capte l’énergie d’un soulèvement non pas dans sa totalité, mais dans ses détails : une marche, un chant, un tableau, un poème.

Mais très vite, l’histoire le rattrape. Le 3 juin 2019, le sit-in est démantelé dans le sang par l’armée et la milice RSF. La cinéaste est toujours sur place. Ce moment de bascule se manifeste moins par ce que montre l’image que par ce qu’elle cesse de pouvoir montrer. Le film ne tente pas de produire un effet de choc. Il glisse progressivement vers une esthétique du retrait : l’image elle-même se tait peu à peu, contrainte de filmer à distance, depuis l’intérieur, à travers des fenêtres à peine entrouvertes. Meddeb parle à voix basse. Elle confesse sa peur. Et ce repli n’est pas une faiblesse du dispositif : il en est la vérité. Pour une fois, ce n’est pas le film qui se met à distance, c’est le monde qui s’éloigne du film.

Dans cette dernière partie, émergent parfois des images tournées après le sit-in, semblables aux premières, lentes, suspendues, attentives. On sent que Hind est encore à la caméra, mais parfois ce sont des images captées par d’autres – amis, compagnons de route, collaborateurs anonymes. Le film ne précise rien. Mais leur présence dans le montage révèle une autre idée du regard : non plus maîtriser l’image, mais choisir parmi ce que d’autres ont vu. Le montage devient l’espace où le regard de Hind subsiste, même quand elle n’est plus physiquement derrière la caméra. Une mise en scène de la perte, mais aussi de la continuité.

Deux plans condensent cette tension : l’un, un travelling soigné filmant un mur couvert de portraits, les visages des martyrs, morts mais aimantés à la mémoire ; l’autre, filmé par les bourreaux eux-mêmes, montre depuis une voiture des cadavres abandonnés, jonchant la rue. Ces deux images sont en tension critique. Le premier plan conserve, le second banalise. Le premier inscrit, le second efface. Et le film pose une question essentielle, que les spectateurs du Max Linder comme du Lux ont saisi sans qu’on ait besoin de la formuler : que faire de ces images produites par ceux qui tuent ? Comment opposer à cette captation perverse une mémoire capable de survivre aux images ?

Une révolution en vers

C’est là que la poésie entre en scène. Non comme un artifice, mais comme forme essentielle de résistance. Dans Soudan, souviens-toi, la poésie n’est pas illustrée, elle constitue la trame même du film. Le titre provient d’un poème récité par un manifestant tué peu après. Et ce sont les mots d’un jeune ingénieur de 23 ans, Sheikhoun, qui portent l’épopée tragique d’une révolution étouffée. Transmis oralement, sans support écrit, ces vers deviennent chant collectif, mémoire orale, éthique de la parole. Le public le ressent sans didactisme : on ne filme pas pour expliquer, on filme pour ne pas oublier.

Et c’est peut-être là, dans cette fatigue, que réside la promesse. Soudan, souviens-toi n’est pas seulement un film sur le Soudan. C’est un film sur ce que le Soudan fait au cinéma. Il est la preuve qu’un film peut être à la fois œuvre politique, geste poétique, et archive en ruine. Il n’annonce pas une esthétique, mais une transition. Et ce que Hind Meddeb semble perdre ici – sa maîtrise, sa distance, son contrôle – pourrait bien être ce qui la mènera, dans ses prochains travaux, vers une forme de cinéma neuve, débarrassée de l’esthétisme, défaite du surplomb, enracinée dans une écoute radicale de l’histoire en train de se faire. Un cinéma qui ne regarde plus le monde, mais qui consent enfin à être traversé par lui.

Soudan, souviens-toi de Hind Meddeb, le 7 mai 2025 au cinéma