Suaire à mémoire de formes

Critique | Les Linceuls de David Cronenberg, 2025

Frankenstein ultra-tech, le démembrement du corps dont a pu souffrir Becca (Diane Kruger) avant sa mort, érodée de l’intérieur de tout suc jusqu’à atteindre la minéralité de sa propre fossilisation, correspond exactement au corps du film auquel donne forme David Cronenberg, Les Linceuls. De l’ultra-kitsch d’une monstruosité artisanale, le réalisateur évolue vers une facture épurée, minimaliste, froide comme les cadavres qui peuplent désormais ses visions. Comme par exemple son court de 2021, The Death of David Cronenberg, dans lequel il se filme en train d’étreindre son propre cadavre. Karsh (Vincent Cassel, grimé à s’y méprendre en Cronenberg lui-même), grand entrepreneur dans la tech, a développé une caméra pour permettre aux endeuillés de garder un contact visuel avec leurs défunts déposés six pieds sous terre, expérimentant des cimetières interactifs partout dans le monde et au pied de son restaurant gastronomique – on notera la multifonction des conglomérats du luxe qui travaille leur image de marque même quand ils capitalisent sur la mort.

Esthète tech

L’esthétique de Cronenberg a changé au rythme des évolutions du capitalisme : il faut en faire le deuil. La folie visuelle des années 1980 – il y a presque un demi-siècle – laisse place à une aseptisation du réel, grande hypocondrie de nos sociétés hygiénisées pour et par l’industrie du luxe dont Saint Laurent, producteur du film, est ironiquement l’un des pionniers. Au cœur de la haute-couture, le vêtement, celui du mort, le linceul. Cocon connecté, à la fois seconde peau et interface de surveillance de la décomposition du cadavre, le linceul cronenbergien donne forme à l’immontrable, à l’invisible, comme le suaire garde trace du corps de Jésus, à ceci près que c’est la caméra qui dévoile. Film-tombeau pour sa femme récemment décédée, il y a quelque chose d’absolument bouleversant dans le dédoublement du dispositif filmique qui cherche à saisir la chair de ses chers dans la décomposition la plus organique, à continuer de les aimer, s’ensuit la mort. 

Et pourtant, le film connaît une structure mécaniste qui dévitalise l’organicité même des corps, devenus des anatomies que l’esprit capitaliste scrute et dissèque. Le voyeurisme aussi a évolué. Il ne sert plus les pulsions libidinales – de vie et de mort – mais celle de posséder tout le réel par un simple mouvement du regard, grand rêve de la société de surveillance qui ne croit plus à la transcendance mais à la captation et au détournement du sacré ; « une nouvelle résolution pour une plus profonde pénétration » déclare Karsh.

En(-)quête d’un coupable

L’ex-mari de la sœur de Becca (Guy Pearce) est paradoxalement le personnage le plus humain parmi tous ces humains faits avatars – plus proches d’une IA que de leur propre cercle social et pourtant plus prompts à se faire pirater. Il mange, dévore (« tu manges comme un enfant ») tout et n’importe quoi dès lors qu’il doit se mettre à l’œuvre, là où Karsh ne touche pas une seule seconde à son assiette gastronomique, comme si la nourriture n’était plus qu’un apparat de socialisation. Et pourtant l’ex-mari dérive dans la folie complotiste comme son ex-femme qui, elle aussi malgré cela, continue d’entretenir un rapport aux corps des autres. Notamment celui des animaux, qu’elle refuse de disséquer comme quand elle était vétérinaire, mais qui s’évertue à prendre soin d’eux comme les êtres organiques qu’ils sont. Symptôme plus que conséquence d’une société gangrénée par son ultra-hygiénisme, le complot devient l’énigme à percer dans l’enquête sur le capitalisme meurtrier. 
Cronenberg ouvre alors sa réflexion au film d’enquête comme véhicule privilégié de l’idéologie néolibérale, dans lequel la vérité absolue serait scientifiquement identifiable et diagnostiquable en procédant à l’autopsie d’un meurtre. Ainsi, il y aurait de l’intimité dans un scan des dents de sa femme, dans son corps le plus matériellement unique, et malgré tout, la lecture d’une telle image n’est réservée qu’aux spécialistes en médecine, nouveaux gouroux de l’ultra-modernisme dépeint dans le film – eux seuls détiendraient les clés de compréhension du monde physique, illisible pour le commun des mortels. Les amoureux se contenteront des fétiches, d’une image absolument vraie mais dont la vérité leur restera à jamais un mystère. Et pourtant, quel hommage à cette femme dont « le corps était le monde ».

Les Linceuls de David Cronenberg, en salles le 30 avril 2025