Édito | Ouverture du Festival de Cannes
Les délais d’annonce des derniers films sélectionnés au Festival de Cannes de cette année ont battu tous les records : après la désormais traditionnelle série d’ajouts de la sélection officielle (en retard sur les dates annoncées par Thierry Frémaux lors de sa conférence de presse annuelle), une seconde vague de « Dernières annonces » nous est parvenue par voie de presse le 8 mai dernier (un jour férié !), la veille de l’ouverture de la billetterie. Ces délais intenables traduisent sans aucun doute l’agitation inimaginable avec laquelle s’organise en interne le plus grand festival de cinéma du monde, mais rappellent aussi à quel prix Thierry Frémaux entend conserver sa place de leader, face à la récente montée en gamme de Venise et son créneau idéal pour Hollywood, vu comme une rampe de lancement luxueuse depuis le Vieux Continent pour la campagne des Oscars.
Un film surtout a fait exploser la planète cinéphile : la sélection en Compétition en dernière minute de Résurrection de Bi Gan, dont il se murmure que le tournage s’est fini il y a quelques jours à peine, bien que le cinéaste chinois aurait tourné et monté son film en même temps. Attendu depuis sept ans maintenant (Un grand voyage vers la nuit remonte à 2018), le film chinois a signé une entrée cannoise spectaculaire en étant annoncé à quelques heures d’intervalle de l’annonce du nom du nouveau pape, apparemment dûe à un blocage des autorités chinoises, alors fermées pour jour férié. C’est bien sûr une coïncidence, mais un hasard qui a suffi pour nommer d’emblée Bi Gan nouveau Pape de la cinéphilie mondiale (Habemus Bi Gam !), avant même que quiconque ait vu le principal intéressé de ses propres yeux, à savoir le film.
La vision « politique » de Thierry Frémaux
Qu’on le veuille ou non, chaque année c’est pareil, le Festival de Cannes excite tout le monde sans exception. Chaque rumeur est scrutée avec minutie, le moindre mot (mal) prononcé par Thierry Frémaux donne lieu à des analyses cherchant à expliquer quel cinéphile il est ou quelle tournure il donne au cinéma d’auteur mondial depuis 18 ans maintenant. Nous relevons nous aussi des contradictions dans ses déclarations : il ne connaissait pas l’image pourtant ultra-médiatisé de Johnny Depp l’an dernier par rapport aux violences qu’il a infligées à son ex-compagne Amber Heard, mais il annonce dans Le Parisien avoir fait évoluer le règlement cette année en demandant aux productions de leur assurer que les films ont respecté des conditions de sécurité, d’intégrité et de dignité. Rappelons quand même qu’un Festival, et de cette envergure qui plus est, ne reflète pas le goût personnel de son Délégué Général (qui adore soixante-dix films chaque année ?), mais plutôt la vision qu’il a du septième art.
En analysant la sélection officielle par ce prisme, on y trouve alors une certaine cohérence : la volonté d’occuper tous les terrains (« Cannes est d’abord un rendez-vous d’auteurs, mais sa sélection doit aussi porter la trace de la dimension populaire du cinéma » toujours dans Le Parisien), d’intégrer un féminisme compatible avec la taille de sa machine (« en cas d’hésitation entre deux longs-métrages, nous choisirons celui réalisé par une femme parce qu’il porte une voix plus rare, et que notre mission est de faire entendre les voix rares »), ce qui signifie aussi une politisation à vitesse variable (deux films iraniens qui critiqueront sans aucun doute le régime se retrouvent en Compétition, tandis que le film palestinien Once upon a time in Gaza a été relégue en Un Certain Regard et l’israélien Mama d’Or Sinai en Séances Spéciales). Autrement déroutant, le cas de Nadav Lapid, habitué de la Compétition (le suivi des auteurices étant un critère pour Frémaux), qui s’est retrouvé parachuté à la Quinzaine pile au lendemain des « derniers » ajouts de l’Officielle… Mais a-t-on encore le temps de trouver le génocide en cours trop récent ou complexe à sélectionner (par peur de brusquer sans doute, mais brusquer qui ? des complices du génocide ???), alors même que nous n’avons jamais autant eu besoin du cinéma, d’images et de regards pour nous accompagner dans ce monde et nous aider à le voir, le comprendre ?
Festival tout terrain
Si cela ne fait donc aucun sens de trouver une édition meilleure ou pire que la précédente (chaque année à Cannes, on y voit quelques uns de nos films préférés de l’année, ainsi que quelques unes des pires horreurs qu’il ait été offertes à nos pauvres yeux), puisque le Festival est là pour occuper tous les créneaux, il faudrait peut-être nous aussi, en tant que critiques, mais surtout en tant que simple cinéphiles, aligner notre ligne éditoriale. C’est-à-dire continuer de critiquer la place qu’occupe ce Festival (le Délégué Général concentre bien trop de pouvoir et depuis bien trop longtemps entre ses mains), mais quand même s’y rendre pour être au rendez-vous, de Mission : Impossible en même temps que de Put Your Soul on Your Hand and Walk. Les deux ensemble, sinon rien, condition sine qua non d’une couverture médiatique décente. Questionner où en est le cinéma d’action produit par le centre névralgique du cinéma mondial, tout en se rendant disponibles aux images les plus rudes et récentes d’une autre partie du monde, la Palestine colonisée sous la complicité de l’Amérique et du reste de l’Occident. On espère en entendre parler dans les discours officiels, mais aussi dans les files d’attente et en soirée. Nous ne sommes plus à un paradoxe prêt. Le Festival de Cannes y aspire, il le doit. Être au rendez-vous. Au rendez-vous d’une société divisée (comme chaque année, certes), pour une population qui n’a jamais autant tourné le regard vers les écrans – et donc potentiellement ceux de cinéma.
En parlant de mise en concurrence des images, ce mardi, soir d’ouverture du Festival, Emmanuel Macron proposera un débat sur TF1 à 20h10 face à Tibo Inshape, Robert Ménard, Sophie Binet et autres invité-es surprises, pour des questions thématiques connues à l’avance. Cette synthèse de la société civile vue des yeux du Président, dont il a assez montré l’impuissance (au mieux) sinon son désintérêt à son égard, fait office d’un contre-spectacle tout aussi médiocre à la retransmission à 19h05 sur France 2 de la Cérémonie d’Ouverture du Festival, présidée par Juliette Binoche et animée par Laurent Laffite, avec une performance prévue de Mylène Farmer. Il y a de quoi éprouver un malaise lorsqu’il est question de ces grandes messes annuelles du cinéma : pourquoi s’infliger ça lorsqu’on n’est pas cinéphile ? pas vraiment invité à la fête ? à qui diable s’adressent ces événements ?
Cette année, seulement deux films francophones seront montrés simultanément à Cannes et dans les salles françaises. Jeunes Mères des Dardenne et La Venue de l’avenir de Klapisch. À quel rendez-vous invite-t-on les français avec un programme aussi austère, à peine contrebalancé par Partir un jour, le film d’ouverture, dont il est audacieux d’imaginer qu’il remplira les salles grâce aux visages de Juliette Armanet et Bastien Bouillon ? En l’attente d’un profond renouvellement du modèle traditionnel du Festival de cinéma (déjà entamé par les sections parallèles qui multiplient les reprises de leurs sélections dès le mois de juin), nous serons, nous, bien au rendez-vous, pour vous informer quotidiennement des images venues du monde entier, et apposerons bien entendu notre regard sur la sélection démiurgique cannoise, pour le meilleur et le pire de l’année à venir. En espérant vous retrouver dans onze jours avec les joues roses et les yeux remplis de paillettes, lorsque la fumée blanche sortira du Palais, à l’annonce de la nouvelle Palme d’or ! Pour suivre cela avec attention, c’est sur Tsounami que nous vous donnons rendez-vous.