Critique de The Doom Generation (1995) | Événement Gregg Araki
Fuck. Avant même de rencontrer la Doom Generation, on l’entend. Était-ce un « fuck ! » ou un « fuck ? » ? Probablement les deux. Ce premier fuck, pris dans la cacophonie d’une rave métal fantasmée, balancé en pleine gueule par Amy Blue, est là pour nous envoyer chier. Parce qu’Amy se fiche des règles et des conventions, avec son carré parfait, ses lèvres rouges Uma Thurman du trash, et son caractère bien trempé. Elle trace sa route. Vers où ? Nulle part, Nowhere. Puisqu’il n’y a, de toute façon, pas de place dans l’Amérique de la fin des années 1990, ni pour les femmes, ni pour les gays. Alors, on taille la zone. On se fabrique son chemin dans un faux road movie façon Bonnie and Clyde sous coke. Le duo d’outsiders devient alors forcément un trio : car le voyage, dans le monde d’Araki, s’il était hétéro serait banal – donc anormal. Il devient cette traversée queer, américaine, cartoonesque, menée par le couple Amy Blue et Jordan White, dont l’équilibre est perturbé (ou complété ?) par l’arrivée de Xavier Red. Une sérénade à trois, de prostate et de crimes ; la Doom (Boom !) Génération a fait du psychédélisme son état prolongé : un refus du monde.
A quoi donc peut-on continuer de croire dans ces dispositions ? Pas au couple, puisque c’est précisément quand Jordan fait sa déclaration (plate, codifiée) à Amy que Xavier surgit. Qu’il leur tombe littéralement dessus, brisant le faux romantisme dépassé, capitaliste, de leur amour. Justement, pas à l’amour non plus, puisque Amy Blue, au fil de la cavale, sera « reconnue » par des étrangers qui disent l’avoir attendue, aimée, espérée. Des rencontres ratées, qui se soldent par des meurtres commis presque par accident, et une fuite toujours plus urgente, toujours plus intensifiée. Pas au sexe non plus, puisque dès l’ouverture, Amy et Jordan, l’un sur l’autre dans la voiture, observés par la figurine du petit Jésus, vivent leur désir sur le mode de l’em(pêché), de quelque chose qui ne peut être que râté. Qu’y a-t-il de plus absurde que de faire l’amour ? « Cet objet qui se raidit et qui rentre dans une zone humide » dira plus tard Jordan : finalement, c’est comme bouffer des spaghettis.
L’isolement nihiliste de la Doom Generation – littéralement une génération perdue –, celle qui a abandonné le sens, mais recherche toujours la connexion. Une génération de sperme et de sang, qui salit, qui dégueule, qui baise, qui embrasse. Celle qui vient déranger la supérette de cet immigré asiatique, bien propre sur lui, son magasin d’un blanc impeccable, presque clinique, mais qui sort la carabine lorsque Blue, Red et White réalisent qu’ils ont oublié leur porte-monnaie dans la voiture. Intégration à l’américaine. Au nazisme aussi, dont la scène finale – explosion mi-jouissive mi-dépressive – nous ramène à la réalité qu’a presque voulu nous faire oublier le style graphique, pop, surréaliste de cette errance désabusée.
Dans ce refus de tout, le plus important, c’est peut-être celui de la narration. Ces personnages, qui sont-ils ? On ne le sait pas, on ne les connaît pas. Pourtant, on cohabite avec eux. À la poubelle le récit hollywoodien classique du point A au point B, le chemin du héros. Faire un récit de la marge, sur ceux qui sont la marge. Croire en rien, c’est déjà une forme de croyance. Et le résultat : c’est peut-être le film le plus queer du monde.
The Doom Generation de Gregg Araki, en salles le 17 septembre 2025