Jackouille la fripouille

Critique | The Shadow’s Edge de Larry Yang, 2025

Art de la narration : on entre dans le film par l’interface d’un GPS. Localisation, Macao (Chine). Course-poursuite en voiture in medias res, supervisée par des écrans de surveillance améliorés par l’intelligence artificielle, dans une centrale policière. Sauf que l’ennemi a son propre hacker, créateur instantané de deepfakes qui leurrent l’assaillant en le menant sur de fausses pistes aboutissant à une absence derrière l’image. On ne poursuit plus des ennemis invisibles mais des représentations sans corps correspondants. L’infernale affaire du film ne réside pas tant dans le classique scénario du film de casse, la flicaille contre les gangsters, que dans la tension proprement cinématographique qu’il dessine autour de la question : comment lire une image ? Interrogation actualisée dans un environnement où celle-ci est automatiquement générée. The Shadow’s Edge joue constamment de la ligne fine entre la tradition du film policier, incarnée par Shadow (Jackie Chan), l’homme à abattre, ainsi que le vieux chef de police (Tony Leung), doublement sorti de sa retraite spécialement pour l’occasion, et la contemporanéité des outils informatiques désormais disponibles pour mener l’enquête. Qu’est-ce qu’un film de gangster quand aucune ombre n’est plus possible, quand tout est devenu absolument visible, sans recoin pour se terrer ?

Dans la tradition du genre, le paradoxe résidait dans les velléités du gangster à être reconnu comme le vilain, hurlant avec ostentation sur tous les toits son pouvoir nouvellement acquis, alors même que cette exposition est source de danger pour celui qui doit agir masqué. Lorsque la surveillance systématique est augmentée d’un ordinateur capable de lire la multitude des images désormais produites, travail proprement inhumain que d’analyser une machine en sur-régime visuel, la question à laquelle le gangster doit répondre est désormais celle de sa disparition totale des radars du moniteur, de son extraction de la réalité, qui n’existe désormais que sous forme d’image. L’heure est aux faux visages quand la reconnaissance faciale sévit. D’ailleurs, ce n’est plus la cicatrice sur le visage qui permet d’identifier le malfrat mais un bandage sur la main. De la figure du gangster, on passe à l’homme de main, de celui qui a le visage du mal à celui qui le manipule.

Mais où est Jackie ?

Le génie burlesque de Jackie Chan devient alors l’atout majeur de la mise en scène de Larry Yang. Désormais dans la forme physique d’un grand-père aussi frêle que taiseux, pour mieux exploser sur ses adversaires, cet aspect petit-papy que prend le film à l’esthétique ultra-tech dégonfle la grandiloquence du blockbuster matrixé. Cela passe notamment par l’utilisation de déguisements et autres masques en latex utilisés pour échapper à la reconnaissance faciale, bon vieux trucage du cinéma des eighties. Changer de visage à la Tom Cruise prend alors tout son sens dans les scènes où Jackie Chan se déride et commence à sourire, réussissant à laisser planer le doute sur son adhésion crédule au jeu de rôle familial entre le vieux chef de police et la jeune bizute que ce dernier a pris sous son aile. Un sourire, et la fiction vacille. Un sourire et on ne se fait plus de vieux os, là où la crispation face à la vieille creuse les traits.

L’acteur est un faussaire, et s’il ne sait pas comment changer de la crypto-monnaie en vraies coupures, c’est parce qu’on ne peut plus se fier ni aux images, ni à la matière. La valeur est dans les yeux de celui qui la crée, et pour Larry Yang, elle est dans la transmission du savoir-faire artisanal, qui garde plus de matière que l’usage algorithmique d’un savoir non approprié par celui qui le met en pratique. Laisser faire la machine au lieu de se creuser les méninges. Faire la cuisine, filer une cible, filer à l’anglaise, être sur le fil du rasoir, préparer une lotion rasante comme on ferait la cérémonie du thé. La séquence centrale de filature, qui rejoue une vie de retraités entre le marché et autres commerces de proximité, où l’on connaît son producteur, où l’on cuisine pour ses voisins rencontrés dans l’ascenseur laisse entendre que faire société est un travail d’intégration et d’adaptation à son environnement  qui demande des compétences extraordinaires dignes d’un membre de la police secrète.C’est surtout dans ce montage alterné entre le vieux flic et la jeune prodige dans la voiture d’un côté, et le père adoptif et son aîné qui le rase à l’ancienne de l’autre que s’éclaire le nœud tragique du film : la jeune fille réclame des responsabilités à son père tutélaire alors que le père adoptif, tenu sous la lame du rasoir par son fils, le cuisine sur le parricide qui lui pend au nez, deux séquences classiques du film de gangster mises en parallèle. L’opposition entre les figures du bien et du mal est schématique,  mais c’est surtout deux visions de l’héritage qui se mettent en place : la symbolisation (ici œdipienne) contre le temps de l’apprentissage. La fausse valeur dont on se sert pour se débattre avec la mort contre l’acceptation de cette dernière. La bourse contre la vie. Alors, comment lit-on désormais les images ? Il faut bien toute une vie de pratique, n’en déplaise au capitalisme génératif.

The Shadow’s Edge de Larry Yang, en salles le 3 décembre 2025