Critique | Notre Corps, Claire Simon, 2023
Pour accéder à l’hôpital, y faire entrer une cinéaste, il faut traverser un cimetière, un écran, passer devant la caméra. Claire Simon, elle-même, s’y prête – elle pénètre l’antre, elle gagne le cadre. Elle sera dans un même temps l’artiste et son sujet, la praticienne et la malade, le corps et son ombre.
Dans chacun de ses films, la cinéaste, d’une manière ou d’une autre, se révèle toujours intimement. Dans 800km de différence – romance, par exemple, elle filme l’histoire amoureuse et adolescente de sa propre fille, dans Le concours son rapport étroit (en tant qu’ancienne enseignante) à la FEMIS, dans Le fils de l’épicière, le maire, le village et le monde son lien (en tant que programmatrice) à la plateforme Tenk. Tout en parlant d’un monde du collectif, de la communauté ou du groupe, ce qui relève de l’expérience personnelle, du familial, du sentiment enfoui, en somme de l’intime, a toujours été au centre de ses œuvres.
Cet intime, dans la société, Claire Simon le guette – elle l’épie, et le sien n’y échappe pas. C’est bien dans les corps, ceux (ou celui) du titre, qu’elle trouve le paroxysme de ce thème. Qu’est-ce qu’un corps, si ce n’est l’intime absolu ? Une matière, un organisme ? Un objet changeant, un objet mortel ? Claire Simon le sait, être derrière une caméra (et, de surcroît, une caméra de documentaire) n’en fera jamais disparaître son corps. Il lui suffit, comme dans l’ouverture du film, de cadrer le sol pour voir l’apparition de son ombre, sa silhouette de filmeuse, son corps dissimulé derrière la caméra.
Le film commence comme ça. Simon entremêle un va-et-vient devant-derrière la caméra. Nous sommes tous et toutes, ici-même, spectateurs et spectatrices de ces destins d’hôpital, et nous serons tous et toutes – un jour ou l’autre – les patients, patientes. Que cela intervienne pour un accouchement, une transition de genre accompagnée, une endométriose ou un cancer du sein, l’hôpital restera ce lieu où nous irons tous et toutes un jour. Il est un lieu de passage. C’est d’ailleurs l’événement (si événement il doit y avoir) de ce film : la cinéaste, elle-même, au cours de son tournage, se retrouve contrainte (un cancer) d’en devenir patiente. Lors d’une séquence dissimulée entre les autres, nous assistons au moment même où elle apprendra qu’une ablation du sein sera nécessaire et qu’une chimiothérapie devra débuter. Le médecin, lucide et rassurant, lors de cette même séquence, lui partagera :
Vous vous occupez du film et moi je m’occupe de vous.
Dans ce cadre confidentiel, inquiétant, restreint, Claire Simon écoute, observe, apprend, comprend – elle est témoin d’un monde clos, d’un monde réservé au corps médical, aux humains de passage. Elle se fait témoin d’échanges privés, de partages intimes, de douleurs profondes. Les histoires des autres sont la sienne. Son histoire est la nôtre.
Ici-même sera l’endroit où tout le monde s’écoute, s’observe, s’apprend, se comprend. Il sera l’endroit où les corps changeront, s’opéreront, naîtront, guériront. C’est un endroit où les douleurs sont constamment aux croisements des désirs, où la souffrance va de pair avec les espoirs. Dans l’une des premières séquences du film, il y a le désir d’amour, d’une sexualité agréable, mais qui est ruiné par des douleurs vaginales. Dans une autre séquence, plus tard, il y a aussi le désir d’un enfant, mais qui, lui, est ruiné par les douleurs d’une tumeur dont les opérations réduiront considérablement les possibilités de fertilité. Désir et douleur sont les deux angles de notre corps. Ils chevauchent tout. Ils sont omniprésents. Ils forment les poids d’un jour puis l’autre. Et, de là, nos corps se perdent dans cette balance et le film s’en fait témoin.
Ici, les histoires sont hors-champs, hors les murs de l’hôpital. Les douleurs et les épreuves débutent à l’extérieur et se guérissent ou se résolvent à l’intérieur. Chacune des situations a son contexte, ses complications, sa propre histoire. Hors de l’hôpital, il y a la famille, les amours, les accidents, les professions. Au sein de l’hôpital, il y a les réparations, les solutions, les transitions, les guérisons. Il y a le dehors et le dedans, l’extérieur et l’intérieur, la couche et son fonctionnement interne, les formes, les visages (derrière les masques) et l’organisme (derrière la peau). Notre corps est un entremêlement de deux mondes. Il existe et persiste dans le cadre cinématographique, mais il survit aussi, ensuite, dans le monde du dehors. Notre corps, comme le cinéma, entrecroise ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas, ce qui se montre et ce qui s’imagine, le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible. Claire Simon, comme son cinéma, entrecroise – plein de désirs, de douleurs et de rencontres – quelques vies à la sienne, quelques mondes et le sien.
Notre Corps de Claire Simon, sortie le 11 octobre 2023